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La pente espagnole


Les récits contemporains de séjours à moyen ou long terme restent ancrés dans une fixité géographique et d’éloignement qui ne reflètent plus les réalités contemporaines de l’expatriation et ne prennent pas vraiment en compte l’impact massif de la dimension mobilité, tant physique que mentale, surtout cette dernière. Dans cette vision à l’ancienne, nous continuons à  ignorer l’apport au quotidien des liens et intrants d’ailleurs ancrés dans l’hyperprésent que permettent les télécommunications audiovisuelles, et comment en conséquence le présent de là-bas interfère sur celui d’ici, nourrit dans les deux sens, secoue parfois comme des esprits une table spirite cette bidimensionnalité à téléportation virtuelle qu’il n’est pas facile encore d’élucider sauf à n’y pas penser. Elle rend réflexif, entre sérénité et fièvres, et complexifie le dialogue intérieur qui se déroule ainsi et au minimum dans une double dimension de vécus, au pluriel. 

Est aussi le plus souvent esquivé ce que revenir temporairement “au pays”provoque en termes de tellurisme émotionnel, mouvements et vibrations dont les échos et remugles perdurent bien après le “retour”, avec au minimum selon le temps passé les questionnements et atermoiements évolutifs autour de l’appartenance, de l’être et de ne pas y avoir été. Malgré tout ce terreau en mouvement, grouillant de complexité et de dimensions spatio-temporelles et vélocités multiples, le résidant continue à gloser sur sa résidence comme au temps du courrier par diligence et des tarifs exorbitants du téléphone, alors que tout à l’heure encore, il était sur Whatsapp avec quelqu’un de cher à 10 000 km et 15h de vol d’ici, avec son et image. Il y a de quoi dès lors élaborer des réflexions et narrations autour des possibilités des écritures hors-sol. 

Vu sur une plateforme d’échange d’appartement. Un (jeune) français résidant à Koenji recherche un appartement à Berlin, et n’accepte rien d’autre que des propositions pour Berlin. Il y aurait tellement de chose à dire.


Document photographique emprunté.

Surprise d’abord visuelle au bas de Kagurazaka. La pâtisserie japonaise excellente et chère disparue depuis un temps se métamorphose en un établissement de la chaîne Shinpachi. Poisson grillé, riz blanc, misoshiru et une lichette de légumes en saumure dès 7 h du matin dans les zones de 1000 yens. Si on écarte la lichette comme le bedeau à la messe, les trois premiers éléments de cette trinité tel le père, le fils et le Saint-Esprit, cristallisent un idéal fétichisé à usage strictement domestique de la japonéité gastronomique sans fioriture, ce qu’elle est essentiellement. C’est une sorte de retour à la blanquette de veau, à part qu’au pays de la blanquette, le défi est d’en trouver une. Il s’agit donc d’un retour à l’essence de japonéité gustative. Le site web de l’entreprise à franchises, uniquement en japonais actuellement, ce qui est comique et changera un jour, est une invitation masturbatoire nationalistique à usage interne donc - nous autres Japonais - d’une clarté de prose peu usuelle à retrouver ses racines dans une composition alimentaire simple et affabulée, que l’on ne trouve plus dans les cuisines des familles, puisque griller le poisson, cela fume, et donc ça sent mauvais. On trouve ailleurs la propagande de recrutement de staff, l’ingrédient rare, où est mise en avant la flexibilité offerte avec un tarif horaire de 1400 yens, ce qui n’est plus ce que c’était. On peut y travailler même seulement deux heures d’affilée. Une phrase discrète énonce sans élaborer qu’il n’est pas utile de savoir cuisiner hormis servir du riz et de la soupe. Le poisson est grillé dans des fours industriels à réduction drastique d’émanations, ce qui garantit au staff de ne pas sentir le poisson après le service. L’odorat local ne supporte plus rien d’autre que l’inodore. La surprise visuelle donc est la remarquable authenticité des couleurs et des textures des matériaux de la devanture comme de l’intérieur. On se croirait au bon vieux temps de la cantine d’autrefois. Il y a matière à gloser deux heures non-stop autour de ce phénomène sur l’angle de la sociologie gastronomique.

Passage à Shibuya. C’est SimCity en chantier. Pour les passionnés de la logistique de construction avec impact minimal sur l’usage des lieux et les chercheurs en passerelles suspendues et gestion des flux humains, c’est là où il faut être. Il me semble par contre que rien ne change mais ne fait que se durcir sur des schémas usés à long terme. Pas plus d’espace public piéton, toujours des flots de bagnoles aux encolures, tout au service de la mobilité de gens pressés et des flux déjà en mode critique par endroit et selon les heures, pas de tram, pas de moyens de locomotion autonomes originaux, pas moins de bruit ni d’économie d’énergie. Le Japon à Shibuya se prend pour Dubaï. 

Au sud de ce chantier, la pente Sakurazaka, où se trouvait le cinéma Eurospace je crois, demeure un lieu-moment de métamorphose radical du paysage qui bascule soudain dans le calme avec une canopée faiblarde d’arbres encore trop jeunes. C’est par là qu’il faut s’exfiltrer. Les pentes sont la signature ignorée de Shibuya, même quand, comme sur la petite Pente Espagnole qui déboule au sommet sur Shibuya Parco,  la vitrine marchande éclectique toujours changeante et sans ancrage dans le passé ne peut pas effacer un charme bref qui émane de la topographie elle seule essentiellement inchangée.