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Désamorcer l’hédonisme gastronomique


Linge séchant sur le toit d’un immeuble à Minowa

Le marchand de quatre saisons avait une dernière boîte de hétsuka daïdaï. J’en donne deux à K au comptoir et un à une jeune femme assise à la terrasse. Elle est de Singapoure et de passage pour son second voyage au Japon. Je lui explique la marche à suivre pour presser le fruit. Elle me demande avec inquiétude si ce n’est pas trop acide. Je lui dis que cela dépend de la sensibilité de chacun, mais c’est moins acide qu’un citron standard. J’aurais pu ajouter intarissable, que la température du jus, le moment de la journée où on le goûte, l’humeur de soi, bien dormi ou pas, réveillé et alerte ou pas, soucieux ou pas, météo sensible ou pas sont des facteurs qui vont tous entrer dans le ressenti. Elle me dit préférer la limonade sucrée. Je lui implore de ne pas ajouter de sucre mais de couper avec un peu d’eau au cas où le choc acide serait insupportable, ce qu’il n’est pas. Je lui suggère d’aller à deux stations de là, à Kitasenju, quartier compact, parfaitement embrassable mentalement dans sa logique territoriale, avec plein d’interstices dedans.

De retour au comptoir, K me souligne a quel point “elle fait Japonaise”, ce qui est exact.

####Détourner l’hédonisme gastronomique

Confort urbain

Ecrire la nourriture, hors de l’hédonisme, du marketing, du FaireL’homme-sandwichdel’IndustrieAlimentaireetdelaSoftDiplomatie, hors de la propagande donc. Le fil du quotidien déjà évoqué il y a quelques semaines pourrait s’ouvrir à des récits intercalaires cherchant à briser chez l’auteur d’abord la crainte que le lecteur ne voit dans cet étalage que justement cela : de l’hédonisme, ce qui n’est pas l’intention de l’auteur. On peut partir de cet extrait du quotidien tel que noté au fil des jours :

Extrait :

Lundi : Dîner : salade de tomates, coquilles saint-jacques purée de pommes de terre fondu de poireau, soupe de courgettes, fromage et poires

\- Mardi : Ikura-don, salade de tomates, ganmodoki, tofu, misoshiru

\- Mercredi : hikiniku-don genre chinois, reste de misoshiru, abura-age, poires; Dîner : omelette à la viande hachée, salade de tomates, reste de soupe de courgettes, poire, yaourt, chocolat

\- Jeudi : Suprêmes de poulet au miso zaatar avec mini-aubergines grillées, reste de salade de tomate, salade d’endive à la fétah, raisin super haut de gamme (un cadeau, insipide); Dîner: salade endive tomates, soupe de légumes, pommes de terre et corned beef, raisin, tapioca au lait noix de coco.

\- Vendredi : mini-paella, choriso, raisin

\- Samedi : Filets de merlu au beurre, salade de tomates, soupe de maïs, potimaron grillé

\- Dimanche : Steaks hachés grillés sur lit de poireaux, salade de tomates, raisin; Steaks d’espadon, salade de tomates, potimaron grillé

\- Mardi : Tofu frit, riz, misoshiru, salade de tomates, pomme.

\- Mercredi : Tofu, riz, reste de misoshiru, steaks hachés garniture de poivrons verts, salade de navets rouges râpés. 

\- Jeudi : oeufs durs aux anchois, spam (sans additifs!) moutarde, salade de lentilles froides aux oignons rouges, reste de soupe de poireau pomme de terre carottes, nashi; 

\- Vendredi : Anguille grillée, riz, misoshiru, tofu, salade de tomates, radis blanc reconstitué et carottes kimpira

\- Samedi : Sandwichs de baguette au saumon fetah roquette, et pâté de campagne moutarde roquette, raisin

\- Lundi : Reste de soupe de lentilles à l'estragon, steaks hâchés au grill, boulgour sauce poivronnade, salade de chou rave râpé, mozzarella fraîche, bleu italien.

\- Mardi : Soupe de légumes, légumes, pois-chiches au chorizo, corned beef au grill, reste de boulgour sauce poivronnade, reste de salade de chou rave, salade de navet rouge, tofu au pistou, raisin.

\- Mercredi : Soupe de châtaignes poireaux, omelette au gril aux champignons et chorizo, salade de tomates, raisin.

\- Jeudi : Pâtes au pistou, suprêmes de poulet au zaatar, crème de châtaignes, figues fraîches. Misoshiru, namaage, spam, restes de pâtes au pistou, salade de lentilles et oignons rouges.

\- Vendredi : Reste de misoshiru, salade de tomates, sandwichs aux croquettes de pommes de terre et de jambon, prunes; Dîner : soupe poireaux pommes de terre, riz pilaf façon paëlla, salade de tomates, corned beef au grill, mozarella fraîche.

####Faits importants

On soulignera plusieurs faits importants :

- L’absence de mention de la date exacte est à l’origine involontaire. Quel mardi, quel dimanche? Seul l’ordre est dans l’axe du temps qui passe. 

- Certains jours manquent, pour deux raisons possibles :

- 1. Oubli : j’avais déjà souligné à quel point les éléments d’un repas échappent très rapidement à la mémoire. Il suffit d’oublier de noter 24 heures pour ne plus être en mesure de se souvenir avec exactitude des plats, sachant pourtant qu’à presque 100%, il s’agit de cuisine faite à la maison.

2. Les repas pris à l’extérieur ne sont pas pris en compte, ni les repas pris seuls.

3. Quand un jour ne figure qu’un seul repas, c’est sauf mention plutôt le repas du soir.

4. Etonnement à y penser, le petit-déjeuner pourtant pas zappé n’est pas pris en notes. Ne le mérite-t-il donc pas?

- L’absence de recettes, la rareté des commentaires, sauf peut-être pour signaler et attaquer le fade, le fade industriel, le beige du goût,  qui est l’ennemi qui fait tâche d’huile, et dont le Japon comme en classe éco est peut–être à la pointe contemporaine. Contre l’éloge du fade et sa mystique. 

J’ai lu ailleurs plus tard que le “Journal de ses repas” est un grand classique des réseaux sociaux, en texte, ou plus souvent en vidéos semble-t-il. Je ne le savais pas du tout, mais sur les réseaux sociaux, l’exposition de l’ordinaire ne peut avoir pour intention que de le _sortir_ de l’ordinaire. Ici, mon intention est de ne pas y penser, de ne rien sortir, mais de penser à ce comment l’énoncé de son quotidien peut déjouer la pandémie de l’anecdotisme selfie. 

Autres notes et intuitions, courtes : le relevé des repas comme le relevé topographique donne à voir un paysage, celui du quotidien dont les axes sont multiples. Les énoncés cachent des événements, personnels, proches, d’ailleurs. Par exemple, même si ne figurant pas dans l’extrait - et je serai incapable sauf à analyser chaque repas inscrits à rebours avec un peigne fin de pointer la date exacte - dans le cours de cet énoncé quasi-quotidien, notre fils a quitté la maison, ce qui a et continue à avoir un impact majeur sur la composition des repas, pas des recettes dont il n’est surtout pas heureusement question. D’autres événements moins foudroyants ont eu lieu qui n’ont pas laissé de trace ultérieure, tant et si bien que cet énoncé a-hédoniste peut ressembler à la tentative de maintenir le cap sur un long fleuve tranquille nommé la vie quotidienne - la mention “au Japon” étant un accessoire - avec l’illusion que cela continuera longtemps, dans le sens du longtemps de la petite enfance où longtemps est le plus grand des mystères auquel on ne veut/peut pas penser.

L’exercice qui consisterait à insérer des événements dans ce cours des choses alimentaires, doit d’abord s’élaborer en termes de dispositif, par exemple un dispositif qui chercherait à dramatiser la banalité de l’énoncé qui sous-tend des conditions d’existence impensables ailleurs, comme pour pouvoir manger ainsi la condition de la paix, de l’absence de peur majeure, d’un budget pour que ce quotidien là puisse être, de la disponibilité des vivres, etc.

####Exemple avec des titres et intertitres de la presse anglaise

Lundi : Dîner : salade de tomates, coquilles saint-jacques purée de pommes de terre fondu de poireau, soupe de courgettes, fromage et poires.

Migrant workers toil in perilous heat to prepare for Cop28 climate talks in UAE

\- Mardi : Ikura-don, salade de tomates, ganmodoki, tofu, misoshiru

Death toll rises over 4600

\- Mercredi : hikiniku-don genre chinois, reste de misoshiru, abura-age, poires; Dîner : omelette à la viande hachée, salade de tomates, reste de soupe de courgettes, poire, yaourt, chocolat

Iranian teenager ‘brain dead’ after alleged metro encounter with police

\- Jeudi : Suprêmes de poulet au miso zaatar avec mini-aubergines grillées, reste de salade de tomate, salade d’endive à la fétah, raisin super haut de gamme (un cadeau, insipide); Dîner: salade endive tomates, soupe de légumes, pommes de terre et corned beef, raisin, tapioca au lait noix de coco.

Michigan State sorry for showing Hitler on videoboards before Michigan game

\- Vendredi : mini-paella, choriso, raisin

Rightwing SVP expected to make gains in Swiss federal elections

\- Samedi : Filets de merlu au beurre, salade de tomates, soupe de maïs, potimaron grillé

Empty classroom seats reveal ‘long shadow’ of Covid chaos on Britain’s children

\- Dimanche : Steaks hachés grillés sur lit de poireaux, salade de tomates, raisin; Steaks d’espadon, salade de tomates, potimaron grillé

Half of children in poorer countries have lead poisoning

\- Mardi : Tofu frit, riz, misoshiru, salade de tomates, pomme.

Moment children are pulled from rubble after home hit

\- Mercredi : Tofu, riz, reste de misoshiru, steaks hachés garniture de poivrons verts, salade de navets rouges râpés. 

Death toll rises to 4,651 killed by strikes, 40% are children

\- Jeudi : oeufs durs aux anchois, spam (sans additifs!) moutarde, salade de lentilles froides aux oignons rouges, reste de soupe de poireau pomme de terre carottes, nashi; 

Iraq war leukemia rates worse than after Hiroshima bombing

\- Vendredi : Anguille grillée, riz, misoshiru, tofu, salade de tomates, radis blanc reconstitué et carottes kimpira

Supporters of alleged rapist, girl’s 39-year-old headmaster, stormed police station in effort to prevent arrest

####Papillon en bout de piste

Papillon immobile dans l’allée derrière la maison

- La boulangerie Poéshi (une poésie à glissement syllabique) mérite le détour. Juste devant se trouve une table précaire avec quatre sièges, deux chaises et deux tabourets, plutôt en plein dans les courants d’air du couloir de l’immeuble, avec pignon sur rue et vue sur un débit de ramens. Un endroit parfait pour lire et écrire. La boulangerie doit avoir ses 50 ans passés, est ouverte tous les jours et sustend le quotidien. Elle se situe donc entièrement dans le présent.