A Tokyo, ce n’est pas de simulation dont il s’agit, mais de façon d’être, de se mouvoir tant que mouvement se peut. Quand il s’est avéré que B avait le temps et moi aussi, B avec ses quatre jours à peine de vécu au Japon, je lui ai proposé de me suivre, comme la camionnette basse où figure à l’arrière un panneau Follow Me précède l’avion en mouvement sur le tarmac. Mais follow me vite, d’un pas agile, assuré, non précipité - il n’y a pas urgence - mais adoptant une vitesse de croisière soutenue, avec une sentient de sûreté mais sans crâner, soucieuse de fendre la foule sans la blesser ni se blesser soi-même. C’est au niveau de Kaminarimon que je lui ai donc annoncé qu’il n’était pas question de marcher en somnambule touriste suiveur, mais bien de naviguer comme quand on fait les courses avec mentalement le calcul des phases successives à accomplir pour revenir à temps à la maison et que le repas soit prêt à l’heure dite.
Je veux insister sur ce point au risque de lourdeurs et redondances : une ville se sillonne, et penser sa propre vitesse de croisière et les buts à atteindre, constituent une part des ingrédients qui vont donner à la ville le goût qui sied à soi. Pour cela, il faut des plans, des ruses, des stratégies nécessairement antitouristiques. La vitesse de déambulation est une approche clé.
Pour une fois, je ne me suis que rarement tourné pour voir où en était B, s’il me suivait, si je ne le perdais pas. Je lui ai octroyé avec bonté exceptionnelle de brefs moments de pauses pour s’accorder avec l’impérieux besoin de prendre des photos - comme ce retour en arrière déstabilisant pour qu’il ait le Sensoji en plein milieu de l’écran - mais pour l’essentiel, on a bougé. On s’est aspergé de fumeroles d’encens, toujours juste en passant dans une tension tactique que je lui imposais, pris le grand escalier d’assaut. Il s’est approché ému tout devant l’autel, a lancé sa pièce et fait une prière. Je l’ai mené aux tiroirs de la chance lui expliquant l’essentiel de la marche à suivre : secouer la boîte métallique, la retourner, faire sortir une baguette, lire le chiffre, chercher le tiroir associé, se saisir de la feuille du dessus, fermer le tiroir, lire la bonne parole horoscopique, se trisser par l’escalier latéral, poursuivre à main droite puis gauche sur le petit pont, le cours d’eau artificiel, les carpes rouges attendues mais sans marquer de pause, filer de l’avant avec quelques détours pour déboucher devant le View Hotel, traverser l’avenue, prendre exceptionnellement un taxi jusqu’aux portes de Minowa - 1000 yens au compteur, bon plan - puis se glisser dans le pays d’Alice, voir en passant le tram que l’on prendrait plus tard, déboucher sous la galerie marchande, prendre une friture à manger à même le présentoir du volailler comme des touristes absents - fait exceptionnel comme la dernière fois remonte à long - débouler chez Papa Noël pour la causette et le jus, repartir vers le no mans’ land, une halte à la marchande de riz pour les sembeïs indispensables, se glisser comme un chat dans les coursives, entrer à la buvette où, comme par non-miracle, parce que cela fonctionne toujours ainsi quand la vitesse de croisière urbaine est atteinte - M non attendu, non prévenu apparaît quelques brèves minutes après notre arrivée, sonder quelques liquides et solides, repartir dans la pénombre vers la direction d’arrivée, prendre le tram, descendre à Machiya, se faire une douceur chaude sur le pouce, prendre le métro jusqu’à Ochanomizu où il évoque une envie de bar jazz, lui indiquer la solution puis nous séparer.
D’évidence, écrire la marche, le mouvement, la transition, rendre cette écriture possible parmi d’autres possibles est fonction de l’allumage et de l’entretien sur le terrain de l’impérieuse lucidité sur la tâche de maintenir l’acuité de l’importance d’adopter un rythme de croisière à soi. Et un objectif, comme laver son linge à Kyoto ou prendre le tram à Tokyo.
Quant aux faisceaux mondiaux qui s’entrecroisent à un moment donné M du quotidien banal QB, il faut ici aussi les observer mais sans regard de voyeur, avec pour conséquence une salve de sourires en coin à soi seul mais qu’il me faut partager. Comme hier lisant à Bronx quelques pages du livre Parias - Hannah Arendt et la “tribu” en France (1933-1941) - titre poussif, autrice Marina Touillez, pour être transporté à Paris à une époque charnière pour soi, tandis que dans la perspective s’est assise au comptoir une geisha qui déjeune tard avant que d’aller au boulot - perruque noire de corbeau et blanc de teint, kimono rose et ceinture brune moirée superbe et impeccable, peau de faïence. A peu près au même moment en arrière, Henry Miller et d’autres indifférents dans des sphères qui ne se croisent pas mais dans la même capitale où le franc est comme le yen aujourd’hui, indifférents ou ignares inconscients du mouvement de l’histoire en direct, obnubilés par leurs pages ou canevas blancs comme nombril passent peut-être sans plus d’intérêt devant la faculté de médecine où a lieu une “manifestation xénophobes d’étudiants parisiens”, hommes uniquement apparemment, en vestons et manteaux d’adultes, tous blancs, sans barbes, pour la plupart la chevelure retournée en arrière et tenue en laisse par une pommade, puant les futurs influenceurs nervis au service et politiques, l’air joyeux et satisfaits pour ce que l’on en voit sur la photo qui figure en page 101 de l’ouvrage qui sera aujourd’hui l’objet d’une présentation par son autrice à la librairie Quilombo à Paris 11e, pas éclairé comme une cathédrale à la luminosité intérieure façon bijouterie et Apple Store réunis avec un comptoir de vins de messes naturels et une entrée VIP cachée. Juste une petite librairie à 10 000 km d’ici, base d’un regard distant mais remis à niveau du présent comme moyen de contrer la déception du frivole marchand.