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La sensation du terrain


Il est un monde, crée par une redondance de descriptions qui n’évoluent pas et ainsi font monde. Ces descriptions fixent et figent l’objet, le sujet, pour des temps longs. Quelqu’un m’envoie un article de Régis Arnaud sur l’incompétence nationale de l’anglais au Japon. Comment peut-on écrire aussi banalement après plus de 30 ans de résidence? Par cessation de penser? Par fatigue? Par stratégie? Parce que la rédaction ne veut pas de texte un peu coriace? La réponse n’est pas importante. Sur la question de la possibilité de l’écriture, la seule réponse sûre est : on peut. 


Dans la requête sur G apparaît un article à l’identique de 2016 d’un autre auteur, comme quoi il n’y a pas de querelle de personne. Sur ce sujet, sur les sujets, le rédacteur est remplaçable, le propos non. On peut ainsi ne pas évoluer d’un iota en près de 10 ans, ressentir cet effet anesthésiant du “déjà lu quelque part”, mais bien plus fondamental, que le sujet n’est pas le sujet. On peut trouver des articles similaires à un rythme au moins annuel sur plusieurs dizaines d’années, qui d’une année sur l’autre radotent, et surtout râlent, à l’identique, le regard braqué hors le sujet, vitupérant sur “leur incompétence”. Un monde se veut absolument stable, y compris un monde d’interprétations. L’ostracisme coutumier est une source de l’incompétence mais on ne le dira pas, on ne le pensera pas, comme est l’incommunicabilité coutumière, le formalisme des propos, les protocoles d’évitements. Le rédacteur remplaçable par un agent IA saupoudre son papier de petites phrases, commentaires décoratifs de personnes au courant, picorés au plus près. Pas un Japonais n’est cité, de même que sur les pandas, on n’interviewe que le directeur du zoo. L’ostracisme coutumier a pour corollaire l’ostracisme coutumier dans l’autre sens. Mais la boulangère de Matsumura à Ningyocho se débrouille très bien en anglais pour gérer les commandes des touristes. Et elle ne cherche pas de poste en finance. 


J’ai constaté que K n’a pas la fibre cartographique. Il lui a fallu un certain temps pour se repérer sur le plan de Fukuoka, sa ville natale. Qu’en est-il de la nostalgie m’a-t-il demandé au sujet de Paris, sans qu’il fut possible d’énoncer quoi que ce soit en retour. Comment la nourris-tu, y compris le sens de la topographie d’ailleurs? Qu’en fais-tu de créatif, de singulier, d’à-soi?


Sur la topographie, la sensation du terrain, la disponibilité devenue maintenant courante de chaussettes à séparation du gros orteil permet de banaliser la marche en tabis modernes, ce qui renouvelle l’intérêt sensoriel de terrains connus et parcourus sans relâche, en y pratiquant une sorte de redécouverte où le ressenti sous la plante des pieds informe tout autant que les autres sens. Les terrains prennent textures, avec un soucis un peu tendu envers les particularités et accidents du sol. Toute destination reprend un nouvel intérêt tactile. Il ne s’agit pas seulement de laver son linge sale à Kyoto, mais aussi de humer le bitume au plus près. 


A m’a accompagné sur les quelques stations jusqu’à la station de jonction mais elle a préféré prendre l’escalier plutôt qu’avec moi l’escalier roulant, un moyen d’achever plus tôt cette promiscuité rare à deux en chemin vers une bifurcation des trajectoires. Pour autant, nous avons eu un échange intéressant sur les inquiétudes sans fin de l’avenir des progénitures. J’ai ressenti encore et encore son besoin inassouvi d’empathie dont la société me semble être particulièrement avare. K avec son aplomb habituel s’est emporté au souvenir d’un SDF au parc de la Paix à Hiroshima qu’il a copieusement insulté, ne voyant dans la précarité qu’un manque de courage à chercher du travail. La aussi, le degré zéro de l’empathie avec le bon droit pour soi, y compris celui d’engueuler et humilier un inconnu, chose rarissime. 


Le volume des lettres de Hannah Arendt et Heinrich Blücher arrivé l’autre jour n’a visiblement jamais été ouvert, jamais lu. Etrange que cette petite satisfaction à s’imaginer être le premier, avec le risque de soi aussi ne pas aller plus loin que les premières vingt pages. 


La focale du propos de Parias - Hannah Arendt et la “tribu” en France - montre à voir une autre bulle que celle par exemple des artistes Américains à Paris de l’époque. C’est la même époque où Henry Miller, d’origine germanique, se cherche et se trouve à Paris. Précarité dramatique dans un cas, solaire dans un autre, en un lieu et un moment historique identiques. Le puzzle des vécus donc. Parfois, la lecture offre des sensations physiques, comme marcher en tabis dans Paris. 


Le premier lieu à piétiner qui me vient à l’esprit est cette plage de sable fin si compact que les véhicules même lourds y sont autorisés à circuler. Une plage à chars à voile mais sans chars ni voiles.  Sur la crête de la vaguelette en fin de parcours qui s’épuise à rouler sans force sur les derniers centimètres trottinent des oiseaux à petites pattes qui scient l’air à grande vitesse pour s’y déplacer, à la recherche de coquillages, minuscules crevettes et bouts de vie divers pour se nourrir. Ils se déplacent en bande. Au bout de la plage se trouve un bâtiment unique qui aurait pu être un hôtel, qui est le seul lieu de repos et consommation. On s’est fixé sur la terrasse en bois une petite heure au soleil qui était encore d’automne, avec l’envie d’y rester plus longtemps. 


A m’a accompagné jusqu’au perron comme s’il s’agissait de ma dernière visite de l’année. Elle m’a clarifié sans émotion à ma question le pourquoi de la visite de maikos et geishas dans les eaux de 15h en semaine, m’indiquant le bâtiment de l’autre côté de la rue qui fait office de lieu de pratique, de répétition et d’agence de placement des travailleuses de l’entertainment en kimonos. J’aurai beau souligner mon absence de fétichisme, d’intérêt mâtiné de voyeurisme, mon andropause sans rémission possible ni souhaitable de rêves de harem, on ne me croira pas. Ainsi se retrouve-t-on accusé, pour ne pas dire charié, par l’évocation d’un sujet sur lequel la concupiscence ne peut pas ne pas y être associée. C’est lassant. Cela ne mérite pas de payer un avocat de la défense pour autant. 


Et qu’est-ce que le Père Noël t’as apporté dans ton champ de ruines?


Lu détourné dans la presse :


Le nouvel homme fort du pays est apparu en costume cravate. Il a tombé le treillis.


Noël à Tokyo: hécatombe chez les cuisses de poulets. Les blancs sont sains et saufs, pour l’instant.


Échanges des voeux en vue. Un seul souhait: se voir.