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Modes d’appropriation de Tokyo


Décidément, cette fiction sur Swingle revient sur le carreau en mode non-fictionnel et imprévu. J’avais tantôt osé envoyer une missive à un comité d’étude du Hassaku sur son île natale Innoshima, d’où l’on m’avait signifié sèchement avant le covid que je n’étais pas bienvenu, missive signalant mon doute sur cette photo de groupe montrant un grand dadais blanc, caucasien donc, comme étant Swingle lui-même en visite sur les lieux dans les années 15 et quelques. J’arguais qu’il ne ressemblait pas du tout à Swingle qui était au contraire et certainement l’auteur de la photo, et donc invisible sur le cliché. Je le mentionnai dans un courrier spontané. Cela créa une commotion. On me fit miroiter une demande de conférence, mais sur quoi donc, n’ayant aucune qualité? Dans le mail reçu à cet effet, on m’écrit que quelqu’un qui a des connaissances, 知識人, assure que Swingle serait bien venu au Japon en 1900, et donc que sa visite en 1915 serait la seconde, et qu’une visite en 1910 releverait vraiment du domaine de la fiction, formule d’intérêt pour tester une uchronie interstitielle sans impact sur le réel. En rouvrant les tiroirs pour en tirer des documents réunis avant le covid, j’ai retrouvé une courte biographie de Swingle mentionnant bien sa venue en 1900/1901, mais sans aucun commentaire ni source. Aucune de celles accessibles que je pense avoir réunies en intégralité ne mentionne 1900/1901 comme le moment où Swingle visite l’Asie. Pour autant, la vérité est moins importante que cette remise en actualité d’un sujet qui était tombé juste un peu en désuétude. Mon correspondant a le même âge que le mien. Il me remercie avec effusion pour les documents en anglais que je lui ai fournis, qui sont tous publics et en ligne. Il espère trouver un jour une personne pour les traduire. Il ne sait rien des outils modernes pour dégrossir les textes au quart de tour. Dans quelle planète ils vivent. 


####Comment éviter d’être perçu dans ces chroniques comme faisant le fanfaron?


A Minami-Senju, on boit sans masque dans une promiscuité à ravir un virus. 


Il y a matière à étude, sociologique, de moeurs, humaine, qu’importe l’intitulé. Le patron de l’atelier fermé l’autre jour est là. On ne s’est jamais croisé dans l’habitacle. Il est originaire de Kyoto, a fait l’université des arts de Tokyo, a perdu son accent kyotoïte sur ordre express d’un professeur qui lui en a souligné la vulgarité et l’a enjoint à changer de registre, donc se mettre au diapason du vernaculaire tokyoïte supposé neutre, donc supérieur. Il m’invite à venir voir son atelier mais je décline et renvoie l’opportunité à l’an prochain. Il m’apprend qu’il y a pas mal d’ateliers d’artistes et d’artisans contemporains dans le coin qui offre ainsi en catimini des locaux précaires à retaper soi-même, locaux qui échappent au circuit officiel du locatif. Une belle matière à enquête il me semble. Son collègue et unique employé est ici aussi. On trinque à la bonne année en mode navire 2023 qui s’en va bientôt pour disparaître dans la brume de l’horizon. C’est poignant même si sur le ton badin commun. La semaine prochaine, on trinquera à l’arrivée à quai du cargo 2024. 


Dans ce lieu étroit se joue un théâtre de la spontanéité rare, un acte en forme de preuve que la faible théâtralité des interactions, plus directes, moins articulées dans la répétition des memes et formules consacrées, surtout dénuées du prétentieux ou simple silence hautain qui a décimé les quartiers marchands huppés, constitue véritablement un trait prégnant de la ville dite basse. On retrouve des bribes de cette sociabilité dans de rares échancrures marchandes de Ginza côté cour. La retenue associée à l’humilité courtoise, sincère ou pas n’est pas la question, mais située dans la correction du convenu, est tout aussi théâtrale. Elle se signale en des termes non-énoncés, d’une invitation à peu se grimer et se draper du paraître de classe méprisante, et laisser ainsi s’installer même pour un bref échange, une amabilité très aimable, faite de gentillesse et de touches d’attention. Personne ne questionne mon être-porte-drapeau selon les énoncés de la bêtise médiatique. Ceux qui en sont incapables et tombent dans le panneau de me demander ma nationalité - menfouchiste européen - sont mis sur la touche par mes soins. Il est commun d’oser adresser la parole à l’autre inconnu si proche qu’on peut sentir son haleine. Ce mode d’échange fonctionne moins bien ou pas du tout avec des jeunes, jusqu’à la trentaine bien dépassés, comme ce couple qui était déjà sur place à boire et bavarder, et qui pas une fois n’a montré ni l’envie ni l’ébauche du moindre intérêt à se joindre à nos échanges non exclusifs et discursifs seulement sur des considérations de voisinage, de météo et sur le temps qui passe. J’aime ces moments, bien plus que le tutoiement d’office. 


On me demande par contre d’où je viens dans Tokyo, et invariablement on s’ébaubie de la distance, avant-tout mental. Ainsi, mais c’est Google Maps qui m’informe, ce que je ressentais comme un tout juste 45 minutes de porte à porte est de l’ordre d’une heure. L’immobilité considérable hors nécessité des gens des villes d’ici place la relation à la ville de Tokyo pour qui s’y déplace à foison et avec appétit même quand sous le cafard dans un champ européen, pour ne pas se limiter à l’image éculée sur les bords du flâneur parisien. Nos modes d’appropriation de l’espace sont des plus étrangers qui soient, et le demeurent. 


Pour citer une dernière fois La littérature embarquée de Justine Huppe, ouvrage qui m’est très difficile de compréhension, j’y trouve ce merveilleux participe présent du verbe _défétichiser_ dans la mention “approche défétichisante du langage et des productions culturelles en général.” Voilà bien un verbe qui en regard du regard langoureux vers le Japon mérite d’en faire un usage hégémonique. 


Mais que va devenir Paris? Ça m’a travaillé toute la journée, la question du devenir comme il s’avère que la plupart des personnes connues de longue date qui s’y trouvaient n’y sont plus. Il y a une renégociation avec soi nécessaire pour ne pas tomber dans la simple nostalgie, l’orienter vers autre chose même si pas plaisant. Pas. nécessairement plaisant. Comment rester en phase avec une ville lointaine? 


Sur la question de la motivation du voyage, il n’y a que l’amitié à destination qui compte, qui en conséquence rend secondaire cette destination. C’est ce qu’énonçait Jim Haynes à Paris dont je viens de découvrir que le site web d’origine a disparu. Bravo les ayants-droits! Voyager pour aller à la rencontre de. La seule raison qui vaille. En son absence et plus que jamais, y trouver à faire l’expérience du quotidien, comme à Nagasaki l’autre jour avec quelques heures à soi, a consister à prendre le tram, et pas assez malgré cela - pour devenir un banal Nagasakien qui rentre au foyer, et ne pas prendre de photo sur le sujet. L’expérience s’est révélée être, en l’absence d’amitié dans cette ville, la seule chose marquante qui résonne encore, hormis un dîner dans café sympathique. 


La fin de l’année enjoint à visiter ses classiques géographiques avant la fermeture mentale imminente, vécue comme si une fin sans retour. Minowa, Ikébukuro, Ningyocho, Koenji, Machiya, j’en oublie, tous en mode plaintif et inquiet, en appel désespéré à y passer, pour acheter un biscuit, des sembeïs, des poireaux. Juste pour y passer comme on fait le tour du propriétaire. Passer à Shin-Okubo, à Ueno. Pourrait passer en soirée à Asakusa quand le quartier redevient raisonnable. Frôler Ginza par les arrières, rapporter des biscuits d’Ogawaken à Shimbashi. Takadanobaba aussi. Waseda depuis deux jours déjà est en mode léthargique total. 


(à suivre…)