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En ruralité


L’homme du chai de saké enclenche le monologue en zappant les courtoisies d’usage. La visite d’un groupe d’étrangers déshumanise les deux bords. Au-delà de trois visiteurs, il n’y a plus d’introduction de soi en tant que porteur d’un nom de famille, d’un prénom et d’une identité sociale succincte mais singulière par définition. Pour interpréter l’intro de manière à produire une narration qui tient la route, le début d’une histoire, il faut vite des réponses à qui quoi quand où depuis quand. Pourquoi viendra plus tard. Presque systématiquement il faut aller à la pêche aux éléments absents pour faire sens. Mais lui a franchi un pas de plus. Il zappe tout. Il évoque d’abord avec moi seul comme témoin la situation menaçante de la production de saké. Son monologue semble tourner en une boucle dont le mouvement circulaire a débuté avant même notre arrivée sur les lieux. Le réchauffement qui s’est accumulé au cours des années précédentes a maintenant un impact sensible et déstabilisant. Il me dit que le volume de moult s’accroît, ce qui signifie que l’eau et les ferments ne parviennent pas à solubiliser autant d’éléments des grains de riz que par le passé. Les couches superficielles du grain sont devenues plus épaisses et remettent en cause les procédures traditionnelles. Il n’est pas une seule fois question de la qualité de l’eau, sujet pourtant de fierté qui apparaît invariablement dans le discours d’autosatisfaction. Ici, point d’arrogance corporate contrairement à ces destinations industrialisées avec des boutiques attenantes comme si à Ginza où l’on vous annonce pompeusement avec un aplomb générique qu’il n’y a pas de dégustation suite au covid.


Chiba plus tard. Repas plantureux au soleil de cette cuisine du fond des régions, cuisine de femmes au foyer en tabliers juste haut corps, de femmes volontaires surtout et donc qui confectionnent une cuisine maternelle, pétrie d’hospitalité familière, cuisine qui ne met pas les petits plats dans les grands mais des monticules de nourritures montées en collines posées dans de grandes assiettes rondes. Certains des mets me sont inconnus encore. Cette cuisine là est anti-restauration. On ne la trouve qu’en parcimonie en grandes villes, en petites coupelles dans de rares échoppes où le couple propriétaire a près de 150 ans réunis. Un vaste tour dans les régions à travers l’offre touristique confirme la redondance de l’offre à destination, et la dégradation post-virus au niveau de la qualité. Pour sortir de l’identique, il faut vraiment jeter les guides. 


Mais là, à une heure trente à peine de la Sky Tree, il faut ne pas oublier de souligner pour soi encore et toujours que l’on ne se trouve pas à la campagne, mais bien complètement et profondément dans la ruralité. La vaste bâtisse en bois de forme rectangulaire a, pour certains de ses éléments, mille ans peut-être. Les résidents ne savent pas trop, tout comme bien ailleurs où le propriétaire avoue ne pas pouvoir nommer le numéro de la génération qu’il représente, l’origine de l’entreprise remontant à peut-être 800 ans. Ensuite on se promène brièvement au bord des parcelles de riz, parcelles comme en hibernation à cette époque. Elles forment dans la perspective une continuité ondulante, irrégulière, comme si une vaste pièce d’eau bordée d’arbres d’une ancienne forêt ancestrale. L’ensemble est pictural avec le calme d’un tableau champêtre d’une vue de la campagne anglaise. Le producteur de riz et de soja cite le nombre de membres de la coopérative : 6. Il est le seul des six à exploiter en binôme avec son fils. Les autres sont seuls, sans fils repreneur, et ont 70 ans passés. Il y aurait actuellement un million d’agriculteurs au Japon. Il annonce avec le sourire qui est ici signe d’anxiété et de douleur que ce nombre devrait diminuer à 150 000 en 2050. En attendant, le correspondant du The Guardian a pu faire passer un papier sur le sujet d’un conducteur de taxi qui a volontairement roulé à travers une volée de pigeons. Un mort.