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Ce que seraient les conditions d’écritures à Tokyo

La photo dit en quelque sorte : c’est maintenant ou jamais.

C’est confus comme de bien entendu mais tout a débuté par cette bribe de phrase dans La littérature embarquée de Justine Huppe, en page 105 dans le si bien nommé chapitre Le raffinement de la brute. Ce moignon est ceci, qui manque certes de contexte, mais laissez-vous porter : 

“A première vue, ces dynamiques atteignent donc directement nos puissances de luttes mais aussi nos capacité de figuration.”

Il faut lutter contre le vague pour saisir ce que seraient les conditions d’écritures à Tokyo, lutte dont l’absence entretient le flou qui empêche mais si peu somme toute d’entrevoir des figurations de narrations possibles; lutte dont le synonyme serait lucidité, donc lutter contre les brumes. Quelque chose en parallèle est venu percer l’abcès qui une fois la première douleur passée expose un paysage de possibles autres. J’y viens de ce pas. Récemment, pour contrer la dépendance oxycontinique aux fils d’informations tendu(es) qui tiennent et figent, j’utilise à foison Google Scholar. Dans la continuité immédiate de la figuration suscitée, j’ai inscrit la requête “écrire à Tokyo”, pour y constater pas grand chose, mais tout de même un indice majeur : la présence monopolistique d’articles par ou autour de Michael Ferrier. Il ne s’agit bien entendu pas d’un monopole totalement conçu par l’intéressé mais d’abord la conséquence “naturelle”, si tant est que la nature est de l’ordre du monde de la recherche, de la rareté d’autres “sujets” écrivants à Tokyo qui répondraient à la requête “écrire à Tokyo”. C’est aussi probablement un effet de mimétisme stratégique des autres auteurs qui pour tenter de magnifier les chances d’être cités, et partant, de sortir du lot dans la tour d’ivoire, se citent réciproquement. Les auteurs de ces articles en dehors de se faire bien voir n’ont-ils rien d’autre à se mettre sous la dent? La réponse est probablement que oui, rien d’autre à se mettre sous la dent. Ce qui est sous-tendu ici, qui n’est pas la Recherche avec un grand grrr mais l’écriture au sens large, et sa possibilité de devenir - être produite, être exposée, être lue même un peu - est que tout ceci requiert donc pour que l’écriture à Tokyo soit des conditions rares en post-pays. 


####Allochtoniser la résidence artistique

Postulat : la résidence artistique qui n’accueille que des pensionnaires “venus d’ailleurs” est devenue une aberration, une antiquité.

La production artistique allochtone a tout aussi besoin d’accès à des résidences artistiques locales que le tout venant d’ailleurs.

Aller et retourner est d’une telle banalité - sauf pour les forcés de fuir - que dans leur aplomb de formules éculées mais vivaces, les systèmes de résidences exposent leur mode-être faite d’arrogance placide et sans vergogne.

Sujet à creuser.


####Le post-pays, un nom de post-lieu

C’est dans un mémoire de maîtrise fort intéressant de Sélena Roy intitulé Ecriture post-monolingue et émancipation identitaire qu’est apparu cet usage prépositionnel post-, associé au substantif monolingue, et défini par l’auteure de la sorte : 

_Qu’arrive-t-il alors lorsqu’on sort de la langue maternelle, lorsqu’on est confronté à d’autres systèmes de pensées et de valeurs ? Ce mémoire de recherche-création explore le potentiel émancipatoire de l’écriture post-monolingue, soit l’écriture en dehors de la langue maternelle, en se penchant sur le parcours et les œuvres des autrices Nancy Huston et Yoko Tawada. On découvre à travers leurs témoignages que cette pratique peut être le théâtre d’une formidable libération et le moyen d’exprimer une identité complexe se situant souvent par-delà les délimitations établies par nos sociétés._

Ceci qui nourrira le sujet de la session de janvier prochain d’Ecrirea.tokyo ouvre tout grand les chakras d’un surplus de lucidité sur les conditions d’écriture à Tokyo, et Valparaiso par la même occasion.

Passons outre sur le maladroit _écriture expatriée_. Osons en attente de mieux l’écriture en territoire post-pays, qui permet en aparté de s’éviter le tordu post-patrie, à moins de lui adjoindre post-travail et post-famille. Qui écrit à Tokyo et en vit qui n’est pas dans le journalisme et la production de farce (culinaire) langagière à usage de remplissage de pages web promotionnelles, hormis les précaires de ces domaines condamnés par l’IA? Réponse : essentiellement des auteurs de passage, de rares rentiers. Y a-t-il une résidence d’écriture in situ ouverte à des auteurs résidents dans l’in situ? La Villa Kujoyama accepte-t-elle des récipiendaires résidents? Quid des possibilités de résidences, et de vivre même si temporairement avec moins d’angoisse des fins de mois dans le post-pays que l’on nomme aussi un peu penaud et pétri d’incertitude le _chez soi_? Si la réponse est surtout négative, aucune des conditions, de temps, d’argent - les minimas vitaux - ne sont réunies. Et elles ne sont pas prêtes de l’être sauf une révolution. Et donc, se créent par nature des choses étroites des rentes de position de faits qui ne méritent même pas l’ironie mais tout juste l’énonciation. Une excroissance de ce phénomène hors la recherche avec un grand grrr est l’existence d’une catégorie diverticulaire que j’ai déjà nommée litté-râture oligarchique, de l'infatuation, ou de rentiers en post-pays. 

Ce qui renvoie l’ascenseur à ceci : le 13 février dernier, j’écrivais encore pompeusement mon malaise à ce (presque) fameux article de Richard Lloyd Parry à Tokyo recensant les Journaux de Donald Richie :

_Tout est là donc. Tous les possibles. Je n’ai pas pu discuter à satiété de cet [article] plusieurs fois cité ici de 2006, cette recension des journaux de Donald Richie par Richard Lloyd Parry qui fut l’occasion pour l’auteur de souligner combien Tokyo, et le Japon, est un territoire aride, ou plutôt mortifère comme une mare boueuse où des plants plein de vigueurs piqués comme le riz en mai vont d’abord flamboyer, avant que de rapidement s’étioler, pour ne produire ... rien. _

Et bien j’avais tout faux, dans le sens où Lloyd Parry a tout faux aussi. Ce n’est pas le milieu comme écosystème culturel qui neutralise ou limite drastiquement la possibilité de l’écriture littéraire dans le post-pays, mais d’abord les conditions matérielles et financières qui y sont absentes, sauf pour les auteurs de passage chanceux et tant mieux pour elles et eux, ou rentiers. Je connais des résidents dans ce post-pays qui écriraient, ou écriraient plus si le couple temps-argent était favorable. A supposer que le milieu inhiberait la possibilité d’écrire et l’imaginaire narratif, on pourrait dire la même chose de Dubaï où on n’y va pas s’installer pour faire des vers. Le milieu stérile désert béton n’est pas en cause, pas plus que Cergy-Pontoise ailleurs n’empêche d’écrire, ou le nouveau non-lieu redondant nommé Azabudai Hills.

Affaire toujours à suivre …

####L’hiver appartient à la nuit tombée

C’est en passant à Koenji l’autre jour au couchant que m’est revenu la visite que Virginia Woolf y aurait faite pour acheter à un stylo à la micro-papeterie Fujiya juste au sud de la station, située en sous-sol, probablement une des plus petites librairies du monde - alors que les ânes formatés vont à Ginza pour cela. Virginia y serait allée comme elle le préconise en hiver, quand les lumières de la ville, encore plus dans et à proximité d’une galerie marchande qui concentre ces lumières se parent de colifichets de Noël, alors qu’à bien y penser, elles offrent en toute saison, surtout une fois le soleil tombé, un air noëllique permanent. Mais c’est en hiver, maintenant, revigorant frisquet qui demande ses poses de boissons chaudes que l’achat d’un stylo devient véritablement le prétexte parfait pour sortir de chez soi alors que la température chute.

Sur Koenji, passant à pas lents à PAL …


Aller, on s’en refait une : passant à pas lents à PAL …

que j’ai constaté l’autre jour que la palette commerciale autour du pachinko à main droite constitue maintenant une métastase sensible de ce déséquilibre sans retour résultant de la concentration à outrance de commerces de chaînes et de produits minables et inutiles. On ne dira pas “le déséquilibre Jacobien”, aka Jane, mais on devrait le dire ainsi. Le nord de Koenji n’est pas encore totalement touché par ce phénomène. Pourtant, pas loin, la pâtisserie Nicole aux gâteaux si bons et si couteux qui tranchait tant avec le territoire de Koenji qui est plutôt chiche et jeune de corps sinon que d’esprit a fermé. Est-ce un mal ou un bien? Une métastase gentrifiée de moins pour quoi en échange?

Toujours est-il que l’an prochain aura lieu cette manifestation annuelle doucereuse et docile, bon enfant comme on dit en langage supérieur autoritaire paternaliste, réunion en cortège de consommateurs des lieux chez qui trop souvent le teeshirt fait office d’activisme. On aurait pu dire et pas au sujet d’un nez, dire que … ma fois, des boutiques et commerces soutenant cette expression de dégoût à ce qui vient - la _shimokitazawaïzation_ bobo prout prout à terme  du quartier (bobo colle bien plus que gentrifié, à Tokyo, je pense) -  afficheront des calicots en signe de soutien, acte de visibilité qui n’exigerait pas une fermeture, mais acte sémiotique en parallèle de la nécessité de rester ouvert; on aurait pu dire que … ce serait bien si le teeshirt s’accompagnait d’un boycott individuel de cette consommation impensée des chaînes qui se font et se défont et se refont justement à l’instant même autour de la gare de Koenji - le MacDo démoli après 40 ans de bons et loyaux sévices sera-t-il remplacé par un MacDo pour les prochaines décennies? - consommation au détriment de ce qui existe et perdure en termes de commerces de propriétaires individuels, familiaux, sans futur, tel que le refuge à trucs sucrés d’antan Azuma presque en face de AEON Liquor sur la Central Road où il faut aller parce que dans cinq ans le mari ou le couple sera clamsé et tu auras raté l’occasion de manger un dessert, et donc ta vie, que même tes parents japonais idéalisés ont oublié de te faire goûter et plus d’une fois, sauf par hasard et par accident avec soudain cet air mélancolique formaté de façade médiatique, comme les gentils crétins qui le samedi et dimanche photographient le tram arrivant au terminus de Minowabashi avec ce sourire fait de mélancolie tout aussi formatée de façade médiatique identique faite d’impensées accumulées, au point d’oublier d’acheter des poireaux au maraîcher du coin et de faire d’une pierre deux coups : préparer le terrain du repas du soir et soutenir le commerce local. 

N’oublions pas, non, soyons conscient qu’au pays du thé, la majorité l’achète en pet bottles au convenience store du coin et n’ont pas ou plus de théière à la maison. Et vous leur demanderez conseil sur quel thé choisir donc. Donc?

Mais pour en revenir à Koenji, signifier que non, on ne veut pas de cela, et on n’est pas content doit se traduire dans des actes, petits mais ciblés, quels qu’en soient leur portée. 

Oh! Koenjitien, vois-tu mieux maintenant le sens de cette phrase ? 

“A première vue, ces dynamiques atteignent donc directement nos puissances de luttes mais aussi nos capacité de figuration.”

Koenji tout comme Minowabashi serait à mon sens un excellent lieux pour une résidence d’artistes.

####Trinquer

Dans les formes de lutte radicale figurent donc de petits actes ultra-locaux, ancrés. 

Dans le cloaque blanchi placoplâtre blêmi se trouve déjà un consommateur quand on y débarque avec M qui rapidement, et toutes les 10 minutes, s’éclipse pour aller s’en griller une dans la rue. Son médecin ne trouve jamais rien de notoire dans son check-up de santé régulier. L’inconnu a un teeshirt noir, des cheveux teint couleur crinière de lion, des anneaux aux lobes des oreilles percés figurants deux grands trous qui m’inquiètent en pensant à la douleur associée. Il sirote sa fausse bière et j’engage la conversation, de cette conversation assez unique dans ce lieu où pas une fois il n’est question de ma gaïjinité, de mes compétences fabuleuses dans le vernaculaire local, ni de rien de ces conventions qui vous assèchent immédiatement la possibilité d’un dialogue de rien, le small talk anglais, qui grâce à la pluie et au beau temps illumine dans sa banalité la possibilité d’une égalité immédiate, d’un ancrage réciproque, d’une humanité commune. Il est ici pour soutenir une équipe de basketball qui va jouer pas loin dans un gymnase du coin, une équipe de Shinagawa qui reçoit une équipe de Kumamoto, si mon souvenir est exact alors que je me remémore la conversation trois jours après. Il minimise la portée de l’événement - c’est de la ligue B3, donc B moins trois, du menu fretin basketballique. Et puis son truc, c’est de venir ici en douce, donc une fois l’an, pour s’en siffler quelques uns et picorer quelques nourritures d’accompagnement avant d’aller aux tribunes où il est interdit de : boire, manger, beugler avec enthousiasme, se déplacer, bref, faire le supporter. Je m’étonne que Shinagawa n’offre pas de gymnase adéquate tout en pensant à l’impression de vaste étendue bétonnée qu’offre le territoire, particulièrement dans sa partie orientée vers la mer, mais il me répond sourire en coin qu’effectivement, on pourrait croire qu’étant donné Shinagawa … et bien non. C’est jusqu’à Minami-Senju qu’il faut aller trouver un gymnase de location adéquatement pas cher et essentiellement peu fréquenté pour organiser ce match, qui n’a pas du tout l’air d’être sa passion, surtout en regard de la fausse bière et des nourritures associées dont il prend grand plaisir. Il habite à Itabashi, donc le pôle sud-ouest de Minami-Senju, dans le sens d’éloignement perceptuel. 30 minutes de la station Itabashi à la station Minowa. L’autre bout du monde. Le statisme des Tokyoïtes est-il exceptionnel? Quand je signale à M l’intérêt d’un autre kakuuchi quelque part au nord de la station Asakusabashi, il me demande comment y aller un peu comme si je lui citais l’Orénoque. Tu changes à Akihabara et c’est la suivante, donc, je dirais, 40 minutes de porte à porte, avec essentiellement du parcours à pieds, bien plus qu’en chemin de fer. 

Apparaît soudain E qui a vieilli, ce qui me fait dire que l’on est tous dans le même cas, E qui s’étonne de cette rencontre inopinée et heureuse, de ce que cela fait … combien de temps déjà? … E qui revient de la gym, qui était bien à Hawaii tantôt mais une semaine seulement vu que le yen est devenu une monnaie de singe, et qui commence par une pinte de bière pression avant de poursuivre avec une bouteille du même breuvage à l’estampile d’étoile rouge soviétique. La conversation est menée maintenant à trois. On trinque, un geste qui rappelle d’autres occasions ici même, avant l’annihilation de l’habillement intérieur du lieu, et l’on devient toute chose émotivement, sachant son charme disparu et sa poésie évacuée dans leur intégralité, à la trappe, poésie dont on se souviendra encore lors de prochaine fois, à haute voix, pour signifier son désaccord vain mais sain qu’il ne fallait rien changer ici. 

L’inconnu s’en va, avec un simple anorak jaune orangé sur son teeshirt noir. Il n’est pas du genre frileux dit-il. On envisage de remettre cela pour le 28 prochain, pour marquer le coup. Les liens faibles mais routiniers de ce débit de boisson ont explosé sans bruit suite au covid, version officielle, suite à l’effacement de ce qui était qui n’est plus, la version réelle de la cause à effets des coupures de liens. Il en faut peu pour défaire un petit monde, et encore plus pour en créer un autre petit.