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Dans les interstices - novembre 2021

####Dans les interstices



Il faut une population bien plus large, des vécus bien plus multiples et singuliers pour qu’émerge une autre littérature japoniste, une littérature territorialisée (voir la note plus bas)  parce que l’auteur n’est pas de passage mais résident comme l’était Bouvier par exemple, ce qui, n’oublions pas, n’empêche pas de produire de la littérature qui n’a rien à voir avec son milieu de vie. Pourquoi faudrait-il nécessairement écrire sur Marseille parce que l’on réside près du port? L’écriture se révèle là évidemment plus voyageuse que la photo par exemple qui est liée au lieu présent.

(Note) Littérature territorialisée, oui et non. La dimension hors-soliste - une littérature dé-territorialisée _ET_ consciente de l’être - avec son bilan carbone désastreux, les frequent flyers, comme catégorie et approche distincte de l’écrit n’a sans doute pas encore décollé des poncifs. Décoller du registre sempiternel de _vue de ma chambre d’hôtel à Shinjuku, vu du train sécurisé de la Yamanoté dont le tracé en boucle fermée permet de tourner en rond dans ma tête, vu des transitions domestiques aux hasards des emplois du temps de l’artiste en visite ou résidence ou les deux. 

De ce point de vue, il n’y a rien - je pense à la production publiée - à escompter pour un temps long. L’ouverture des frontières va réenclencher les mêmes situations, contextes, flux hédonistes, commerciaux, diplomatico-culturels et autres convenus. L’idée escomptée (répétition trop proche du même verbe que dans la phrase précédente) de la reprise comme revanche sur l’arrêt imposé des flux, c’est la reprise des schémas identiques. C’est un des facteurs de déprime pour ceux sensibles aux dichotomies des discours verts _clean sustainable_, un pas de plus, une strate de profondeur supplémentaire dans le dégoût de l’hypocrisie de masse. 

Alors peut-être chercher dans les interstices même si je laisse cela aux chercheurs. 

Comment cela fonctionne? Tellement dommage de perdre la trace, le cheminement qui mène à la rencontre impromptue!

Si je me souviens bien - et les noms qui suivent même exposés sans aucune explication ne signifient pas que je connaisse ces auteurs: 

-> Jean-Christophe Bailly pour La phrase urbaine, avec le chapitre La grammaire générative des jambes, où il n’est pas question de Tokyo mais c’est tout comme. Oui, mention d’Omotesando dans le chapeau, mais aucune élaboration spécifique sur Tokyo.
-> Débouche sur la découverte de la maison d’édition Macula.
-> Débouche sur Hans Zischler, le livre I wouldn’t start from here - Histoire égarées, préface de Jean-Christophe Bailly, dont j’attends avec impatience de voir le contenu. Il s’agit-donc semble-t-il d’une formule d’écriture autour de petits papiers, plans griffonnés pour tenter d’aller et échouer d’arriver à destination dans diverses villes du monde, dont Tokyo. Donc pré-Google, une sorte de littérature de bouts de choses tracées sur une nappe en papier au restaurant. La mission impossible étant de (re)trouver un tel restaurant. Ce sera donc encore une littérature de passage, mais le procédé est très évocateur.

Note: I wouldn’t start from here sonne un peu comme la phrase de Herman Melville dans Billy Bud, phrase qui m’échappe.

####Tourisme

Dans le tourisme mais pas que, ce temps apparemment arrêté n’a pas été un temps perdu. Le dégraissage inévitable d’une industrie ne s’est pas traduit par un temps mort mais par l’accélération de la domination des algorithmes. Les systèmes de plateformes, la systématisation des offres, c’est à dire la mise sous base de données de commercialisation - exposition de l’offre, gestion des achats de prestations, analyse statistique contiguë et continue des inputs - se sont considérablement développés, même s’il s’agit en partie d’annonces et donc d’effets d’annonces d’intentions caractérisées comme d’habitude par une pléthore de services multiples complexes, avalanches d’applications et d’interfaces de réservations, qui ne vont créer que la confusion pour un temps moyennement long ici en tout cas. Il suffit de voir ces pass sanitaires annoncés - un pluriel - à Tokyo pour percevoir qu’il est difficile sauf à y consacrer du temps d’étude de comprendre des services qui s’apparentent à l’équivalent de cartes de fidélité, des cartes à points, qui compliquent les procédures et encombrent encore les portefeuilles. Mais il y a autre chose que la vie consumériste, non?

####L’écran n’affiche pas les étoiles

Il y a donc la vie technologiste, la vie interface.

A Yamaya, le comptoir pour régler ses achats est maintenant doté de caisses dites automatiques dont le design a quelque chose d’une muraille qui en impose. L’appareil large, massif et à bouches d’insertion multiples intimide. Ce qui n’empêche pas qu’un employé soit debout derrière. Je paie par carte. Il me montre où l’insérer - procédure du sans contact - je vais pour suivre la procédure habituelle: inscrire son code puis appuyer sur la touche verte. Mais une petite commotion a lieu, l’écran n’affiche pas les étoiles. L’employé me reprend, première parole qui le sort du silence absolu. Il m’indique qu’il faut d’abord appuyer sur le bouton vert puis inscrire le code. C’est donc pas penaud mais confus que je m’incline face au système singulièrement différent. Je dis tout haut que cette procédure inverse de partout ailleurs est source de confusion. Il ne réagit en rien, sans surprise. Black-out total de la communication, de sa possibilité. L’employé éjectable à terme est déjà en mode automatisé. Les chatbots sont plus causant, même dans leur version ancêtre années 90.

####Regarder passer les gens à Koenji

L’autre fois, un oubli du regard m’avait fait zapper la table unique avec deux chaises dont une passablement usée, partiellement défoncée, impensable dans un établissement de chaîne à Tokyo mais pourtant là présente - qui dit le côté improvisé de la direction qui a du composer ainsi avec l’appel du dehors, du devoir de la mise à disposition même pour le principe d’un moignon de terrasse - dispositif d’assise borderline déchet exclusivement limité à l’usage dans certains espaces hipsters, le cool du crade vintage. Une table et deux chaises donc au Pronto de Koenji, dispositif que l’on peut apercevoir sur la première photo sur Google Maps, promontoire discret, en retrait mais situé tout juste sur le passage au début ou à la fin c’est selon le sens de la transhumance de la galerie couverte, ce qui signifie qu’hormis la température qui va d’ici quelques semaines être problématique, il est possible en s’asseyant à l’extérieur d’éviter la bande son de fond de la salle, de diriger son regard dans une direction opposée à ce paysage globalisé de solitude caféique à l’intérieur, ce glauque du chacun pour son écran, chacun cloîtré dans son espace séparé par des intercalaires de polyvinyle rigide. Dehors sur la margelle donc, on peut être seul ou en bonne compagnie _et_ dans le flux, être témoin du passage comme on regarde la mer ou les trains qui passent. Quelle est la nature de la satisfaction calme à regarder les flux humains sans événements singuliers, à saisir parfois des bribes de discussions en marche, à ne pas se demander où les gens vont ou viennent? La terrasse comme vecteur du faire le vide mental.

####Récits de moments de convivialité

Relecture par petites bouchées de [Tales from the Colony Room Club]. Toujours aussi frais, délicieux. Quelle est la nature de l’engouement pour des lectures sur des moments de convivialité pas vécue? Les lieux sont indifférents. C’est la relation de la convivialité qui est le fil conducteur et le vecteur du contentement. Cela devrait suffire à sélectionner ses lectures prioritaires. Les trois mousquetaires picniquant sous la mitraille ou Francis Bacon jouant Bacon dans le cloaque vert du bar suscité, c’est la même chose. C’est de compagnie dont il s’agit.