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Péridurale de la conscience - novembre 2021



#### L’urbain totalitaire

Une course m’amène chose rare à Shibuya par la sortie A6c qui débouche sur le côté gauche de l’avenue Koen Dori en montant, très proche donc du carrefour magnétique. La première surprise est la densité humaine, et sa vélocité, à ce niveau du territoire il me semble un brin plus dense, un brin plus rapide qu’à Shinjuku par exemple, si l’on prend Shinjuku comme jauge. Ces deux facteurs surprennent parce que je les associe naturellement aux week-ends nécessairement plus bondés, alors que nous sommes un mardi. Shibuya pulse donc au rythme du week-end même en semaine. 

La seconde surprise, enfin pas vraiment comme c’est de constatation sans affect dont il s’agit, est la signature sonore et visuelle caractéristique de Shibuya, qui ne se retrouve pas dans les noeuds de communications denses de Shinjuku, Ikebukuro ou Ueno par exemple où le sonore marchand est faible en rapport aux seuls bruits et lumières de la ruche urbaine. Cette signature à Shibuya est associée aux méga-écrans et à leur nombre. Shibuya est donc un quartier qui s’impose, en impose, proche en cela d’une arme audio massive visant à désarçonner des manifestants, ici en mode cool, mais avec un objectif unique, celui d’effacer toutes autres vues possibles, toutes autres formes de prises et ressentis du territoire, de signifier le sens unique des usages, un modèle donc totalitaire.

`Dans un ouvrage façon romancé ou pas, ce sera de Shibuya alternatif dont il sera question. Des manières alternatives d’y être et arpenter les lieux.`

####Péridurale de la conscience

Sur le modèle de Time Square à New York dominent des voix commerciales massives qui s’imposent dans le paysage sonore, c’est à dire imposent leur écoute au point que le bruit de fond de ses pensées, le dialogue avec soi est détourné, non, rendu abruti par le bombardement audiovisuel incontournable dans l’espace public. 

`Enfin si, nécessairement contournable. Il faut pour cela y définir d’autres buts, angles, stratégies, trajets, intérêts.`

L’effet a quelque chose d’une anesthésie genre péridurale de la conscience - le mouvement n’est pas impacté à priori, en tout cas pas empêché - et une forme d’ébriété euphorique dans le même temps, sauf si vous vous situez dans le malaise. Soit cela vous saoule et vous rend hilare - et donc Shibuya est votre Athénée - soit ça vous met mal à l’aise, cette sensation d’ultra manipulation par le marketing, le commercialisme, dans un environnement où toutes les ficelles du consumérisme s’exposent, hédonisme et rutilance lâchés comme des lions dans la fosse. Oui, Shibuya est une fosse de l’hyperconsommation hédoniste. Les phéromones y sont visuels et auditifs comme dans nul autre centre d’hyperconsommation hédoniste à Tokyo. Ginza ne saoule que peu par la dimension audio.

Encore une fois, le sentiment qu’il s’y trouve d’autres modes d’interactions, d’empathies avec ce territoire.

####Se faire happer au carrefour

Alors que Time Square évoque des murs entiers et contigus de méga-écrans bombastiques, Shibuya reconstitue le modèle avec le bâti disponible et maintenant les nouvelles grandes tours selon un modèle éclaté, distribué, avec des plages très étroites de vides sonores, en tout cas dans le coeur du territoire partant de la station et s’étendant après le carrefour vers le nord-ouest et le nord avant tout. 

Mais avant cela, il faut remonter la Koen Dori, attendre au feu au carrefour avant que de poursuivre plus loin, avec la rue Inokashira à gauche qui va si loin à l’ouest vers des territoires si différents, et avoir ainsi le temps de me remémorer comme à chaque rare fois franchissant ce parcours que c’est ici, mais je crois à y repenser maintenant que l’on marchait dans le sens opposé, de la descente donc, que H et O avaient décidé sur un coup de tête de traverser au vert le segment de la rue Inokashira, et qu’ils avaient échappé de très peu à se faire happer par un véhicule qui avait le droit de traverser le carrefour en déboulant. H se fera happer une autre fois des années plus tard à Shibuya aussi je crois. 

Poursuivant la montée de l’avenue, je m’arrête plusieurs fois pour observer les arcades métalliques de la nouvelle version du dit-parc Miyashita qui sont visibles par les échancrures du côté opposé, dit-parc que je visiterai plus tard.

####Résistance topographique et grammaire des jambes

Rappelons ici encore une fois donc puisqu’il s’agit d’un rappel que l’on peut être mal à l’aise dans un quartier, mais sensible très positivement à ses particularités topographiques, les volutes de son corps pluriel, ses hauts et ses bas. C’est une sensibilité de résistance dont il s’agit, et aussi l’application d’une grammaire des jambes comme il s’agit d’en expérimenter les dénivelés et angles. Shibuya est un superbe territoire pentu cryogénisé dans les strates commerciales. La Koen Dori qui continue plus loin vers le nord-ouest est d’une merveilleuse ampleur. Idem pour la Bunkamura Dori, et la fondamentalement charmante Shibuya-Center-Gai parallèle et piétonne ou essentiellement je crois avec peut-être encore maintenant des échos de rues en retrait du boulevard Saint-Michel, les rues très marchandes. Cela fera sourire, mais si si, c’est ainsi. Il en va de même pour la pente Miyamasuzaka et en retrait au nord moins fréquenté et traçant une belle courbe  la rue Mitake. Le bâti est affreux mais c’est de topographie dont il est question. Mais le bâti est aussi capharnaeuémien qui demande de trouver la perle. La tour Shibuya Scramble, dernière du lot qui cache le ciel et fait écran dans tous les sens du terme est la volonté de constituer le quartier comme il est escompté dans l’imaginaire massifié. Shibuya Scramble va clairement dans ce sens. Blade Runner la nuit est le futur parfait de ce Shibuya là. Humain uniquement pour les masses, celles et ceux qui ne conçoivent l’expérience de la ville d’abord que dans la fusion dans les flux horizontaux. La verticale est pour la consommation.

####The Danger of Human Flash Flooding

J’ai pu encore une fois sentir avec malaise que le remodelage du sous-sol, des couloirs de transit interconnexions ferroviaires et dispersion vers les sorties est inapproprié à la densité haute de moments d’hyperconcentrations humaines - souvenir d’embouteillages humains à potentiel tragique à Elephant & Castle à Londres avec des bouches d’accès au métro remplies et statiques. On peut ressentir maintenant la même chose dans les couloirs achevés au plafond trop bas de la station Ginza aussi au potentiel tragique.

La courbe que forme l’avenue qui part se glisser soudain vers l’est sous le viaduc des lignes de trains est invariablement remarquable. Elle s’est transformé en l’avenue Jingu-dori tandis que sur l’axe droit qui se poursuit au nord sans discontinuer, la rue se nomme Fire Dori, sans doute en rapport avec une caserne de pompier proche. 

Si l’on poursuit justement dans l’axe d’origine de l’avenue, la chaussée de cette Fire Dori devient plus étroite, mais surtout on se réveille à constater soudain que le compact humain est ici et très soudainement dilué. On obtient le même effet, cette sensation forte de décompression de densité humaine au niveau de Tokyu en direction de Bunkamura, et plus encore une fois Bunkamura franchi où Shibuya soudain n’est plus. Plus loin sur le trottoir, dans l’indécence de confort d’une journée de soleil de novembre, une très grande jeune femme entourée d’un petit aréopage d’employés se déplace pour quelques photos de rue. Tout à l’heure à même l’avenue et dans cette indifférence générale feinte qui permet de se mettre en scène en public sans provoquer des arrêts et des quolibets chez les passants, un jeune photographe prend en photo un jeune homme qui ne sourit pas, en contre-plongée, la focale d’intérêt de l’image à venir étant me semble-t-il le pantalon. Le modèle et le photographe sont seuls, sans équipe de soutien, sans boy avec la parabolique réflective, une économie matérielle et logistique considérable de la prise de vue de mode. 

On tourne à droite donc sous le viaduc des voies et ce n’est, mais brièvement seulement, plus du tout clinquant avec les graffitis et cette crasse urbaine alternative générique. Le square assez pouilleux Jingu-dori se trouve à gauche d’un micro-territoire que j’ai toujours trouvé charmant, qui permet brièvement de décrocher de l’emprise du cool, parce que l’avenue Meiji y trace une courbe nonchalante et hésitante à la fois qui part vers le nord-est, vers la station Meiji-jingu-mae proche, et parce qu’une grappe de rues en fourches excentrées y tentent un décollage singulier vers leurs trajectoires propres, et que cela offre un cafouillis visuel très intéressant et un peu relaxant.

####Le dit-parc Miyashita



La pointe nord du dit-parc Miyashita, masse d’abord noire, puis noire et béton, se trouve donc à ce niveau. J’écris dit-parc mais cela pourrait aussi s’énoncer pseudo-parc, soi-disant-parc, prétendu parc, faussement parc, parc subterfuge, pas-parc, post-vérité-parc, parc détourné pour rien d’autre qu’un nouvel ensemble commercial, une exploitation de l’espace tridimensionnel à des fins redondantes d’alignement d’échoppes de marques globalisées toujours les mêmes - avec ici un intéressant empilement des classes consuméristes qui combinent Vuitton, Prada et d’autres moins évocateurs du _schmates_ de luxe avec au moins un McDonald et un Starbucks dans le même parallélépipède étroit et allongé. C’est comme si Cergy était amalgamé avec des bouts de la cinquième avenue, de la Défense et des zones qui craignent, bien qu’ici à Tokyo, le verbe craindre n’a pas lieu d’être. Tous les goûts et presque toutes les bourses sont ici servies des nourritures et colifichets hédonistes globaux. 

####La LLT: langue laudatrice totalitaire



J’ai trouvé au sujet de ce faux et usage de faux parc un remarquable commentaire laudateur. A l’époque du post-parc, que le commentateur laudateur soit un informateur rémunéré ou sincèrement débile mais tout aussi complice est post-important, c’est à dire secondaire, tout comme de savoir si Morgan Spurlocks de Super Size Me ou d’autres réalisateurs obèses sur la même trame du documentaire condamnant l’hyperconsumérisme sont ou pas des contestataires déguisés. Dans tous les cas, leur impacte hormis buzzique est nul.

_Miyashita Park Center is a stylish shopping complex in Shibuya near the famed crossing. _

Un des tics de commentaires sur Google Maps est de vous citer quelques données sur la situation du lieu en question, ce qui est la fonction primordiale de l’outil.

_This shopping center is open from 11:00AM to 8:00PM and is home to many cafes, restaurants and even brand-name shops. _

Ou comment j’ai toujours rêvé d’y être hôtesse d’accueil.

Il ne s’y trouve que des brand-name shops. Que pourrait-on donc y trouver d’autre? Des services utiles à la société? Au quartier? Un centre d’aide aux SDF qui ont été évacué du secteur en prévision de la destruction du parc d’origine pour les mirifiques JO de 2020-2021? Une maternelle? Une garde d’enfants en très bas âge fonctionnant 24 sur 24 pour les jeunes mères qui fournissent des services de prostitution dans les environs? Une galerie d’art alternatif? Une librairie avec pas mal de mots à côté des photos dans les ouvrages et des idées qui provoquent la pensée? 

_But the terrace was really the one that mesmerized me. One of the many things I love about Japan is their overt expression of their care for nature and this place speaks volumes of it._

Le care pour la nature. Nous y voilà. Voir du béton et confirmer le poncif. Poussant plus haut jusqu’à l’étage supérieur, je parcours ce parc, plutôt square péri-urbain au vert parcimonieux. Les arches forment une sorte de tunnel à l’air libre qui rend donc l’espace inutile quand les conditions météo ne sont pas favorables. Les latérales de ces arches sont constituées d’un grillage où le lierre grimpant encore juvénile parviendra d’ici quelques temps à créer une sorte de tunnel semi-végétalisé. Le nombre de bancs et sièges est remarquable et ils sont tous occupés d’une population surtout jeune, surtout féminine. Quelques SDF au bout plus discret. Des bouts de gazons font croire au gazon. Ils sont inclinés pour s’y allonger. J’y ai vu une piste de skateboard, un terrain de beach volley. J’ai du y rater quelques autres éléments d’activités. C’est un espace éminemment étranger, à commencer par cette pléthore de bancs en métal tressé. On y voit effectivement un peu plus de ciel que la moyenne dans Shibuya central. Il y a un quelque chose de West Side Story, un ready-made pour prises de vues et tournages de clips. D’ailleurs, des cravatés qui tranchent dans e paysafge humain jeune se déploient avec des caméras d’un volume qui dit leur âge plus avancé que la moyenne locale. Oui, un re-remake de West Side Story, East Side Story, pourrait y être tourné.

A la pointe sud, on profite de la hauteur pour voir que les développeurs ont conservé un moignon de l’enfilade de gargotes à manger peu et boire beaucoup, ainsi devenu comme muséifié, ou parc-attractivé pour donner un petit goût d’histoire d’une autre époque. 

* Correctif (2022) . Suite à la lecture de Emergent Tokyo - Designing the Spontaneous City et la rencontre avec son auteur, je sais maintenant que mon interprétation sur ce lambeau de good old days Showa était erronnée. Cette survie est le résultat d’une association des commerçants qui a fait résistance, et a pour l’instant gagné. Le monstre destructeur est l’entreprise Tokyu qui possède l’essentiel du territoire (et la JR?) et qui se fout des lambeaux.

C’est pas que ça change qui est le problème fondamental, non. Tu vois? C’est que ça change en eau de boudin hypercommerciale, hyperconvenue, hyper unique comme des partout ailleurs qu’heureusement je ne connais pas. 


Notre influenceur payé ou né tel écrit au final une belle copie oeucuménique marketing du plus bel effet émétique.

_The park is huge and has a wide, beautiful grassy lawn - a perfect spot for your friends and family to sit down and share stories and laughter together. There are also available benches in the area, as well as tables and seats located at the perimeter of the park. Situated hundreds (sic) of meters above the ground, this is a beautiful spot to chill while looking at the busy streets of Shibuya. There are also sports facilities, washrooms, and vending machines available at the terrace. Visit the park during the dusk and you’ll see the man-made illuminations complement the colorful canvas of the night sky!_

_My friends, even at the center or within the city district, you’ll find a place to give yourself a much-needed respite from your busy schedule!_

_Have a good time as you spend a restful moment here!_

La ligne Fukutoshin permet d’évacuer vite et un peu ou bien plus loin, d’atterrir par exemple à Ikebukuro, presque immédiatement dans sa partie occidentale, celle qui me convient.