Rendez-vous manqué à Saemonbashi



La mousson, son début. Sortir en queue. C’est ultrabéton. Sur la devanture en hauteur du restaurant presque en face figure l’énorme postérieur d’un boeuf, avec la queue et les muscles saillants. Contrairement aux crabes à pinces motorisées, aucune machinerie ne rend cette queue mobile et fouettante de mouches invisibles. 

Au carrefour, traverser et tourner à gauche en direction du pont Saemonbashi. Ne pas le traverser celui-ci, mais longer cette large rue à droite qui suit la rivière canal. Qu’elle est large! Remarquable! Que signifie donc historiquement cette largeur hors norme? Comment se fait-il qu’elle n’offre pas de trottoirs? Que s’y trouvait-il autrefois? Chemin de hallage, entrepôts, hangards, zones de stockage, noeud logistique.

L’établissement est immédiatement visible. Il y a l’avant et l’après. Seuls les imbéciles parlent du _retour à la normal_. Il n’y a pas de _retour_ mais une cavalcade vers le mur de l’énormité de toujours plus de normalité. On n’a jamais vu autant d’avions _écosensibles_ atterrir.

Avant le covid, Verde Regalo était un restaurant italien désuet charmant. Je fus déçu un jour d’apprendre que ni le patron ni la patronne n’avaient jamais mis les pieds en Italie. Une étoile en moins pour l’affabulation humiliée. Malgré tout, avec sa terrasse qui, si pas un muret, permettrait de voir passer les rares péniches le long de ce bout de rivière Kanda, l’intérieur avait et a toujours un je ne sais quoi d’années 70 dans un hôtel du côté de Rimini avant la crise du pétrole. L’après covid s’est traduit par une métamorphose du lieu que je n’ai redécouvert que depuis peu. Verdo Regalo est devenu une boulangerie café. Exit l’Italie, bonjour Berlin. 

C’est que depuis peu c’est Berlin tout les jours, voyage virtuel via les lectures, et même si n’ayant jamais mis les pieds dans cette ville là, je veux croire que sa mocheté légendaire mérite le jumelage avec le quartier Asakusabashi qui n’a rien à envier à Berlin ou ailleurs dans le rayon laideur cryogénisée dans le béton. L’est de Tokyo aux abords de la Sumida est spectral et en manque drastique de vert. C’est ce spectral qui est fascinant. Qui plus est, la laideur n’est plus depuis des lustres une affaire ni d’opinions ni de classements. La mobilité en ville et ses rapports écrits sont massivement marchands. Ces temps-ci, non seulement je retourne avec une sorte d’obsession dans la laideur singulière de ce quartier énormément fréquenté à l’ère d’AvantLeCovid, mais je peux maintenant expliciter en détails ce qui fait d’Asakusabashi un coin indispensable à la survie de Tokyo. Mais vous serez épargné de ce discours-là.

Par contre, il est bientôt 10:30 et je sens que ça ne va pas se passer comme prévu. 

_mon téléphone est en train de me lâcher, _
_je tente l’assistance respiratoire, peut-on dire 10:30?_

L’assistance respiratoire a du s’étouffer rapidement. Ma réponse sur WhatsApp ne fut pas cochée des deux petites encoches bleues qui rassurent.

A Verde, c’est bien. Personne. Je charge la barque du plateau à victuailles et vais me poster dans cet espace à l’air libre - tables rondes confortablement séparées les unes des autres, vaste toit salvateur qui protège de la pluie, le luxe à Tokyo-Rimini. Stoïque, j’ai de la lecture. Je lis dans ce remarquable ouvrage “Ce que vaut une vie - Théorie de la violence libérale” de Mathias Delori aux Editions Amsterdam, le détour que l’auteur marque en élaborant autour des théories de l’Orientalisme d’Edward Saïd. Il mentionne en page 125 “_une expression célèbre de Gayatri Spivak, “des hommes blancs sauvent des femmes de couleur opprimées par des hommes de couleur.”_”. 

Me revient soudain ce terrible fait-divers d’il y a au moins trente ans, la mort à Tokyo d’un jeune Japonais victime d’un coup d’art martial asséné en pleine rue un soir par un Américain qui s’était fourvoyé, croisant un groupe de jeunes un peu éméchés dont un ou deux tançaient une jeune femme de l’équipée, exposition classique d’une violence surtout factice mais totalement machiste paternaliste alcoolisée, que cet étranger féru d’arts martiaux avait interprétée comme étant une attaque en règle sur une jeune femme sans défense.  

Plus aucune nouvelle de mon rendez-vous mais voilà un couple dans la quarantaine qui s’installe. Je parierais que cette femme est la maîtresse de son homme, un rentier pour sûr. Un lundi matin en polo à Asakusabashi. Aucune nouvelle de mon rendez-vous, mais c’est ce couple qui a le don de m’énerver. A peine assis, ils zieutent chacun leur smartphone réciproque. Vous savez que vous êtes un vieux con quand la vue de couples branchés ainsi comme partout dans le monde entier vous exaspère. Malgré tout, ils me permettent ainsi de détourner vers eux inconscients une petite dose d’agacement en regard d’un rendez-vous qui sent le lapin sauce technologie en panne.

Il y a pourtant une solution simple pour ne pas s’en faire dans ce cas précis, celle qui consiste à se donner une limite dans le temps jusqu’à larguer les amarres, s’y tenir et profiter du temps qui reste ainsi - trente minutes - pour élaborer une destination et un itinéraire. Il n’y a qu’une seule solution qui vaille quand partant d’Asakusabashi un jour de pluie et de rendez-vous manqué : c’est le mélange eau-béton, c’est à dire longer la Sumida sur le quai occidental jusqu’à Asakusa. Dérive connue, tant pratiquée. Mais récemment la poétique de ce parcours m’est devenue plus sensible que jamais. Elle est un révalateur de l’âme du moment, du remugle interne. C’est qu’elle offre quelque chose de rarissime, d’exceptionnel : la possibilité de voir loin et juste comme dirait Victor, mais aussi de n’être sous l’influence et la coupe d’aucune présence marchande comme rien de consommable n’est installé sur toute la longueur.

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