Ecritures allochtones : l’aride Japon? (décembre 2022)

En août 2006, Richard Lloyd Parry, journaliste et écrivain britanique au Japon, publie dans le London Review of Books une recension des Japan Journals: 1947-2004 de Donald Richie. Le propos est moins intéressé par ces journaux eux-mêmes que par les circonstances de Richie à Tokyo, et plus précisemment par l’argument que Tokyo, et le Japon ne sont pas des terreaux d’écriture pour quiconque d’écrivain ou avec une telle velleité s’aventurerait à y venir s’y poser.

Foreign writers have been visiting Tokyo since the 1860s, but for such a vast, thrilling and important city it has proved barren as a place of literary exile. Among those who made Japan their home, as well as their subject, there are to be found only minor talents, chief among them the Greek-Irish writer Lafcadio Hearn, whose retellings of native ghost stories have made him more famous in Japanese translation than in English. The most interesting writing has been in sketches by those who have passed by and peered in without ever achieving intimacy with the culture: Angela Carter’s essays of the early 1970s collected in Nothing Sacred; Anthony Thwaite’s delicate and tentative poetry collection, Letter from Tokyo; and John Hersey’s great work of reportage, Hiroshima. When literary celebrities have alighted in Japan, the results have usually been disastrous.

Quelques bribes clés :

(Tokyo) has proved barren as a place of literary exile. 
those who made Japan their home
those who have passed by and peered in without ever achieving intimacy with the culture

Ici, on a Tokyo estampilé comme un lieu aride pour l’exilé littéraire. Mon expérience de lecteur et observateur de la production littéraire au sens très large avec Tokyo comme toile de fond tend à soutenir ce propos, mais pas sa conclusion.

Greater Tokyo contains thirty million people; it is far and away the largest city that has ever existed. And yet to the Westerner with intellectual aspirations it is a small pond. The Catholic novelist Shusaku Endo compared Japan to a tropical mud swamp: when living flowers are transplanted from elsewhere they grow vigorously for a while, put out lurid blooms, but eventually wither in the strange minerals of the new soil. In 150 years, foreigners in Japan have produced important works of history, political science, anthropology and journalism, but no lasting work of literature. Perhaps Donald Richie shows us why.

Parmi les exemples cités, on distingue ceux qui ont fait un temps du Japon leur chez-soi, une rareté, en opposition à ceux de passage. Dans cette catégorie sont mentionnés Angela Carter, Anthony Thwaite et John Hersey. Un recenseur francophone aurait probablement ignoré ces anglophones et mentionné à la place Nicolas Bouvier pour le non-fictionnel, et Barthes pour l’affabuliste canonifié de passage, et, espérons-le, zappé en vrac la masse des affiliés écrivants serviles ou sincères à cette “passion si française pour le Japon”. Cette vue en silos de domaines linguistiques qui s’ignorent même quand des traductions parfois existent reste tout de même étonnante, et irritante.

Mais bon.

Llyod Parry ne sait pas qui est Barthes, ou veut éviter aux lecteurs de se demander qui est ce B, et Pérol dans les années 80 se demande pourquoi l’absence de “grandes voix” (adopter un ton gaulien de gauche ronflant)  francophones donc françaises par définition - ne creuse pas plus loin que l’exposition de la question, et ne sait alors apparemment rien de Bouvier. 

Quelles sont les circonstances de la venue au Japon des auteurs cités?  Parce qu’il me semble que les circonstances sont clés. Je tente de résumer.

Donald Richie : fait partie de la cohorte des militaires américains débarqués dans le pays vaincu d’où sont issus les fleurons maintenant disparus de la japonologie américaine contemporaine. L’homosexualité est un vecteur majeur de leur durée de présence au Japon. 

Angela Carter : récipiendaire du prix Somerset Maugham, elle bénéficie d’une bourse pour passer du temps à l’étranger et choisit le Japon, et laisse son mari derrière. Détail important, et donc trop vaste pour être qualifié de détail, tout comme Richie qui n’est pas équivoque sur le sujet : baiser est un pan essentiel de son expérience japonaise.

Anthony Thwaite : A enseigné d’abord en 1957 à l’Université de Tokyo. Plusieurs séjours. Poète. Un qui m’apparaît mou mais dont le malaise vis-à-vis de son _être au Japon_ exprimé jusque dans ses vers a certainement eu un impact sur les versions possibles du resssenti d’être au Japon pour un occidental, tout comme même si n’ayant pas lu le Barthes au Japon, mais avoir entendu parler que le sieur a écrit à ce sujet, on est en mode de très grande passivité perméable, influencé par ce nuage de non-lus mais qui diffusent par les on-dit-que, les il-paraît-que, de même que l’on connait - vaguement ou moins - Les misérables de Hugo sans l’avoir lu, comme on sait sans regarder la télé et indifférent à cela qu’il y a eu une coupe du monde de football. Et puis Thwaite est peut-être un exemple post-seconde guerre mondiale précoce d’un universitaire pris dans le _circuit_.  Mais c’est une autre histoire, encore que.

John Hersey : journaliste un peu sinilogue de par ses parents évangélistes en Chine autorisé à enquêter à Hiroshima peu de temps après la bombe. 

D’autres sont cités avec mépris ou condescendance comme Jay McInerney (?) venu au Japon pour le karaté, Clive James, et étrangement Kazuo Ishiguro, sujet britanique. 

There is a certain amount of unjustly neglected travel writing, such as the work of the late Alan Booth. But Japan has never attracted the attention of a Chatwin or a Naipaul, let alone fostered a Kipling, a Somerset Maugham, a Hemingway or a Paul Bowles.

Alan Booth, un genre Bouvier qui marchait beaucoup à l’opposé du statique Bouvier, et ensuite ... 

Chatwin
Naipaul
Kipling
Maugham
Heminway
Paul Bowles - He came to symbolize American immigrants in the city. (Wikipedia)

Dans cette liste des grands écrivains qui n’ont pas oeuvré au Japon, pas une seule autrice, bien sûr, et aussi une liste d’écrivains expatriés ou déplacés ou très mobiles - mais pas au Japon - pour des durées très diverses.

Ce sont les dernières phrases de l’article qui m’interpellent, d’abord avec :

In 150 years, foreigners in Japan have produced important works of history, political science, anthropology and journalism, but no lasting work of literature.

et une finale particulièrement frustrante à bien des égards et à interprétations multiples :

Perhaps Donald Richie shows us why.

Llyod Parry n’a pas donné suite à ma connaissance à cet énoncé sentencieux et c’est là le grand gâchis. Il n’a pas fait son boulot! Et il n’a sans doute connu aucune réplique à son argumentaire, réplique(s) qui n’irait pas dans le sens de “non, ce n’est pas vrai, il y en a ou il y en a eu”, mais se focaliserai(en)t bien plus sur les circonstances de _l’autorat_, et comment ces circonstances ont évolué, et quelles sont les circonstances plus contemporaines qui sont apparues depuis dans le paysage des circonstances possibles.

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