Berlin-Tokyo
Munificence du square Minami-Ikébukuro
####Nullostalgie.
Après [Berlin Calling] de Paul Hockenos, [Coming to Berlin] de Paul Hanford, c’est maintenant le [Burning the Haus] de Tim Mohr. Ces lectures offrent exactement ce que je cherche : d’autres angles sur les villes grises, à commencer par Berlin, et un discours contemporain sur la ville vécue aux marges. L’aspect punk techno constitue une porte d’entrée vers d’autres vues de la ville, même quand hors de mes centres d’intérêt. Le punk expose le béton, le cradingue, les squats, l’usine abandonnée transfigurée, tout dans la grisaille qui se voit rehaussée par “la rage de vivre” autrement.
`Pas une usine mais dans la famille brutaliste m’est revenu l’énorme surface et bâtiment de la centrale de bus à Myogadani qui a disparu depuis une paye.`
Une autre vue, c’est par exemple ceci, cette phrase somme toute banale issue de Coming to Berlin :
`East of Ostkreuz in a taxi, along Hauptstraße, the dawning sun rising over buildings as they approach the arched gate between the industrial east and the party inside. `
Banale et tellement évocatrice en même temps.
`C’est du gris lumineux.`
Lu quelque part le commentaire d’une lectrice qui s’exprime au sujet du livre sur le ton de : _trop de noms de lieux ..._
Non, jamais trop. Pratiquez la “lecture augmentée”, ce que je fais abondemment avec ces livres sur Berlin. Cela consiste à marquer une pause pour chercher sur Google Maps les lieux cités, si souvent des cafés, y découvrir par les photographies le conventionnel globalisé de l’offre, ces petits coeurs de lait mondiaux sur la surface d’un café; mais aussi ces rares, trop rares photos pas obnubilées par les nourritures et boissons mais qui tentent d’évoquer le genius loci.
Aussi dès les premières pages de Burning the Haus, on peut lire ceci :
`They were radically egalitarian. They were open and welcoming to an outsider like me.`
Phrase que l’on retrouve quasi à l’identique non seulement dans les autres ouvrages sur la dynamique musicale alternative à Berlin, mais aussi verbalement au sujet de la scène alternative à Koenji. Communauté lointaine de ressentis. Et pour tracer un parallèle qui ne fera que grincer les grincheux, Kristin Ross dans son ouvrage sur les devenirs de Mai 68 souligne comment chez les activistes étudiants, le _non-racisme_ était denrée commune, ce travail sur soi d’ouverture, et l’intérêt pour le lointain comme le Vietnam, certainement pas un fétichisme en ces temps là.
Asakusabashi par temps gris est probalement proche de Berlin, mais c’est le petit carrefour devant Dream Coffee à Ikebukuro qui obtient la palme germanique dans cette activité qui consiste à tirer des fils imaginaires entre des lointains. Ne manque que la saleté, que les tenues approximatives, que la drogue et tant d’autres choses.
Y aurait-il un tropisme berlinois très contemporain, et qui plus est féminin? Dans le rayon quasi-roman, j’ai noté [Berlin] de Bea Setton, mais aussi [The Undercurrents] de Kirsty Bell. Si chatGPT permet d’expurger tout le pathos de ces textes stratégiquement formatés pour l’édition marchande, et ne garder que les descriptions et ressentis de la ville, comme quand on regarde un film le son coupé en ne s’intéressant qu’aux paysages sur les bords de l’écran, alors ce sera un grand plus. Kirsty Bell utilise le procédé d’élusion du nom même de Berlin pour faire monter sur quelques pages la tension, avec citation enfin du nom de lieu, Berlin, tel qu’il apparaît dans la première phrase du Berlin Stories de Christopher Isherwood. C’est à cela que l’on reconnait un texte écrit _dans l’intention d’être publié_.
Et sur Tokyo tantôt? Hormis quelques merdouilles à buts marchands, rien.
####Basculement du centre de gravité géographique
Lever l’ancre, s’ancrer ailleurs. Il est une sensation commune qui peut être revisitée, affinée même à distance, via le nuages des données et les outils. A défaut de mieux dans l’immédiat, je nommerai cela le _basculement du centre_. Cela arrive par exemple quand les habitudes se redéploient, ou même se réinventent à l’occasion d’un changement majeur de lieu d’usage. Tout un pan de quartier, tout un centre d’articulations de l’usage urbain personnel est métamorphosé par l’adoption d’un nouveau (pour soi) café, par la désertion d’un établissement précédent qui comptait énormement mais ne compte plus, mais aussi par la réintégration d’un lieu oublié.
####Désertion de la rue
Ces transferts qui sont d’abord abandon d’une géographie urbaine passée pour une nouvelle frémissante de la nouveauté permettent de rajeunir toute la gamme des ressentis urbains. Elles sont un temps cure de jouvance, réaffirmation du sentiment d’être chez soi en ville. Durant le covid, c’était ce café à Waseda, et le long parcourt à pieds qui y menait, qui contrait la désolation mentale d’un confinement choisi avec empressement par la majorité, cette _désertion de la rue_. Ces repositionnements sont mus par le besoin de trouver un nouveau confort géographique et contrer l’usure de l’engouement pour un territoire précédent. A force d’usage de la ville, il devient possible de pressentir la venue prochaine de cette lancinance progressive qui signale l’envie d’ailleurs, ailleurs qui n’est pas nécessairement lointain. Ecrivant ceci, je remodèle en prévision, en pensée, la transition de Dream Coffee jusqu’à Oji et Tokyo Guesthouse Oji qui redevient récement un lieu très adéquate pour écrire et travailler. Plutôt qu’une transition en train via Tabata jusqu’à Oji, m’est apparue l’alternative intéressante même si plus longue de louvoyer vers Kishimojin ou à proximité, et prendre le tramway. Cette réorganisation de l’espace est d’abord un travail mental, mais tant de détails sont connus d’avance que je peux parfaitement anticiper les ressentis selon les tronçons de rues à franchir. Les alentours de Takasé à Minami-Ikebukuro, les rues derrière la petite artère Azuma, participent à la _berlinisation_ imaginaire de morceaux de Tokyo. Quelques immeubles aident à cela aussi. Que la réalité de Berlin sot différente n’est pas le sujet.
####Le monde moyen
Dans les allées étroites de la boulangerie ce matin à Ningyocho, je les vois choisir leurs consommations, je la vois tendre le portable sur une étiquette du présentoir et je ne peux m’empêcher de leur adresser la parole et demander si cela permet vraiment de “traduire”, ce à quoi ils me répondent que oui avec le sourire que l’on offre à un bénêt vieux con. J’aurais tant de choses à leur demander mais je n’ai pas osé. Sur l’applicatif bien sûr, leur poser la question m’a fait passer pour un demeuré; ce n’est pas l’usage des outils, mais les conséquences sur l’usage des lieux qui m’interpellent. Le monde est navigable et détaché comme jamais. Aucune intéraction particulière requise avec le milieu, et donc l’habitude prise de voyager sans aucune intéraction particulière sinon que ces brefs moments d’échanges marchands, à la caisse. Cette scène n’est pas nouvelle mais exacerbée suite au covid. Le métier de guide touristique à terme est mort comme celui de traducteur devenu au mieux “éditeur de traduction automatique”. Le monde est une moyenne statistique. Les cinq étoilés gagnent. Ces couples jeunes qui voyagent ne communiquent qu’entre-eux. Ils se suffisent, partout. Mais est-ce si nouveau? Ils égalisent de leur lissitude le paysage humain de la ville qui devient comme toutes les villes à visiter, lisse avec nonchalance, avec les services associés qui répondent aux visiteurs lisses en s’adaptant progressivement à leurs profiles lisses, café latte signature globale de reconnaissance partout, partout. Ce sont les habitants qui sont en fin de compte à la traîne de l’évolution de leur ville.
####Faut-il sauver Akihabara?
Un prospectus étrange dans la boîte aux lettres aujourd’hui. Un appel à contrer un projet d’emmochisation supplémentaire d’Akihabara. Il s’agit du _redéveloppement_ d’un triangle, celui de Soto-Kanda 1-chome, de dépressif souvenir. Il s’agit d’y poser une tour de 170 mètres, bureaux, même pas de logements apparemment, et toute la panoplies des chaînes de la gastronomie industrielle que l’on trouve juste au nord de la station Akihabara déjà ultra-emmochisée. Ce n’est pas que cela fut beau avant mais ce n’était pas encore béton ville nouvelle. Avant disparition, il vaut mieux marcher plus à l’est vers Asakusabashi le long du canal. Non que ce soit idylique mais peut-être encore un peu berlinois. Entre les ponts Mikura et Saemon se trouve une étrange ambiance, peut-être Amsterdam sans les touristes.