Cette passion si française pour le Japon


“si nous voulons transformer notre rapport au  monde, cela ne se fera pas sans effort dans la langue, pour  la déplacer.”  


J’emprunte à la lumineuse Sandra Lucbert des termes et diagnostiques langagiers percutants sur l’acte de rendre lucide, donc lisible, l’état du monde, à commencer par le sous-titre au dessus. 

Il s’agit de passer ici brièvement à la moulinette cette expression concaténation automatique, la-dite PassionSiFrançaisePourLeJapon. Concaténation parce que agencée en un bloc monolithique qui s’impose, qui impose, qui ne se discute pas sinon qu’en mode enjoué sidéré pâmoison. Ce bloc-sens, comme tout bloc-sens est.

Il ne s’agit pas pour autant de dédier beaucoup d’énergie à cet effort, de faire de l’objet passé à la moulinette une bête noire. Il s’agit justement de passer par-dessus, ne pas trop s’y attarder, comme le vrai sujet de mes écrits récents est le déplacement du rapport à la ville, Tokyo. 

Concaténée ou pas, cette expression n’est visiblement pas fausse. En langue française, quels sont les pays qui ont des magazines génuflectifs adoratifs dédiés hormis le Japon? Le candidat suivant sur le même procédé (dans le sens de machinerie à faire hyperconsommer à travers la passion, l’hédonisme exposé et le besoin impérieux de suivisme) est semble-t-il la Corée du Sud, mais ce sujet m’est indifférent. 

L’expression est un exemple d’automatisme hégémonique de la LCN, la Langue du Capitalisme Néolibéral au dictionnaire inépuisable. Elle est par conséquent utilisée tout autant par les tenants marchands de l’affaire - à qui génuflexion est due par automatisme puisque qui gagne a raison - tout comme par les ouailles ingénues tombées justement ... dans la passion qu’ils entretiennent avec foi, ou plus rusés font entretenir et engrangent les revenus. La langue les tient tous tout autant, mais avec des intérêts divers. La population se partage entre manipulateurs, manipulés, et manipulés-manipulateurs. 

La passion est hégémonique même quand elle est sincère puisqu’elle soutient la marchandise, la marchandisation, le système, qui est système de penser et donc de discours, l’attention à ce discours, le faire attention à ce que l’on dit ou écrit, s’y plier ou pas, ou se taire. Plus puissant que soit lit qui pourrait agir de façon délétère, ou comme tout laquais faire passer à encore plus puissant que soi. Mais sincèrement passionné pourrait lire aussi qui se mettrait en rage de voir la sainteté de sa révérence ainsi exposée ... hors la robe de la passion.  

L’indignation, le cynisme n’ont aucune prise sur une montagne magique, sauf à y aller avec les crampons de ... la passion. Cette PassionSiFrançaisePourLeJapon est la montagne magique, mais encombrante, occupant ici presque la moitié d’une ligne entière. Je la réduirai donc à la PSFPLJ qui reste très indigeste.

####C’est de littérature dont il s’agit

Ce qui ne rapporte pas, la pensée hors l’ordre. Car c’est de littérature dont il m’importe ici, d’écritures. Cherchant sur la toile l’expression stricte “écrire la ville”, puis “écrire Tokyo”, je tombe sur ce volume imposant cité dans la CCIFJ, Tokyo, Guide idéal de Jérôme Schmidt, aux éditions Les Arènes. Publié en 2019, l’auteur n’a pas eu de chance avec le choc du COVID. La recension de l’ouvrage est une collection de poncifs en mode automatique impensé, c’est à dire régurgités en l’état.

il rompt avec le conformisme des guides qui présentent aujourd’hui la capitale du Japon. Difficile en vérité de décrire la plus grande ville du monde. Paul Theroux parle d'une « machine ». Ceux qui en reviennent, ceux qui y vivent sont toujours en peine de recommander un endroit fixe. En vérité c’est une ville sans caractère mais où on ne cesse de rencontrer des personnages. Ce sont eux, le voyage. À l’inverse des grands pôles touristiques comme Paris ou New York, Tokyo compte peu de lieux recommandables et d’attractions touristiques. Cette ville est, au fond, un jardin : elle vivra tant que ses occupants l’entretiendront.

Dixit l’auteur de la CCIFJ.

Les guides qui présentent aujourd’hui toute capitale - 72 heures en amoureux à ... - sont conformistes pour des raisons éditoriales marchandes évidentes. Depuis l’historique Baedeker, ils l’ont toujours été. Le conformisme est LA condition de marchandabilité. Il faudrait citer ne serait-ce qu’une amorce sur les fondations de ce conformisme : conformisme à quoi? A la LCR de l’industrie du tourisme, sa mécanique de flux. C’est tout. 

Ceux qui en reviennent, ceux qui y vivent sont toujours en peine de recommander un endroit fixe.” 

Arrogance nonchalante d’ignorant. Le palais impérial comme la tour Eiffel ne sont pas des endroits fixes dans le ressenti de la ville, de toute ville, que l’on soit de passage, que l’on soit de _re_passage en mode pulsionnel frequent flyer obsessif, ou qu’on y réside. Il y a ici mélange des genres habituel, avec référence ultra brève d’un auteur de littérature non-guide de voyage. Quant à l’absence de caractère, c’est une idée de pratiquant de la ville qui ne sort essentiellement pas des trois à cinq maximum arrondissements cités comme le centre de Tokyo, arrondissements d’affaires et d’entre-soi expatriés avec maintenant des caractères et séparations aussi liés aux générations. Shibuya en est un exemple phare.

En vérité c’est une ville sans caractère mais où on ne cesse de rencontrer des personnages

Autre bévue avec l’aplomb.

Pour les voyageurs en tout, cas hormis les pulsionnels fréquents - et encore - on ne rencontre essentiellement personne sinon qu’au moment d’un échange marchand. Il suffit d’observer les modes contemporains d’acquisition et de pratiques de la ville par des voyageurs jeunes ou appliquant des formules identiques à de jeunes générations. Je citerai sans exhaustivité l’accès indifférent à des territoires dit non-touristiques du fait de la disponibilité de logements privés à la location loin des centres iconiques, l’évidence sémiotique de la ville marchande qui permet rapidement de se sentir autonome dans la vie consommatrice sans problèmes majeurs avec l’impossibilité de parler la langue, comme presque partout ailleurs dans le monde globalisé. Les voyageurs contemporains sont (sont-ils vraiment?) plus que jamais dans leur bulle, de couple, de famille parfois large ou très élargies qui se meuvent en tribu dans l’espace urbain avec une aisance remarquable, un ou deux individus étant particulièrement en charge de la navigation, l’oeil sur l’écran. Le monde est leur jardin, Tokyo étant un pré parmi d’autres.

L’ouvrage de Jérôme Schmidt prête le flanc à la critique cynique que je ne pratiquerai pas, d’autant plus qu’il est publié par l’antenne livres d’une agence de voyage - un nouveau front moignon du discours voyagiste marchand qui passe par le livre et la fiction enjôleuse pour vendre des billets, des tours et séjours. C’est sans doute le seul moyen pour un passionné pulsionnel qui a fait le vol pour Tokyo 70 fois - bonjour la trace carbone - sans atteindre pour autant des records dans ce tourbillon de la mobilité hédoniste - de se faire publier. Et de ce point de vue, vouloir être exhaustif, décrire tout sauf le sexe - erreur de gamin - retourner toutes les pierres et laisser sa trace dans toutes les rues, constitue une approche un peu originale, un peu seulement. 

Le parcours exhaustif d’une ville relatée en forme de livre-exploit n’est pas une nouveauté - et je désamorce immédiatement cette affirmation en précisant qu’être une nouveauté n’est pas l’important. Je pense par exemple au The New York Nobody Knows: Walking 6,000 Miles in the City du sociologue William B. Helmreich, fauché par le covid en 2020, concept repris depuis en mode contemporain - vidéo et réseaux sociaux - par d’autres acteurs dans ce genre. Mais le livre de Helmreich n’est pas plus un guide de New York que les écrits de voyages en Italie de Stendhal. Par contre dans les deux cas, en y pratiquant une lecture ciblée, ils sont, et dans le cas de Stendhal à Milan, ils demeurent des sources d’informations à glaner qui peuvent constituer les jalons d’un voyage dit touristique véritablement hors des sentiers battus, puisque dans les deux cas, le consumérisme à destination n’est pas l’objet des écrits, alors qu’il est le méga-objet des guides de voyages dont l’approche n’a pas évoluée depuis les Baedekers. 

Sur le flanc de la critique, on pourrait souligner la futilité de vouloir tout citer, mais cette expression de la passion s’aligne à d’autres manières équivalentes de déclarer et entretenir sa flamme torchique en permanence, via les graffitis, les évaluations de tout en ligne, cette nostalgie annoncée dans ces énoncés-graffitis incontournables tels que “je reviendrai pour sûr!”, au sujet d’un café, d’un hôtel, etc. 

On pourrait aussi souligner que rien ne dure, que les informations copier-coller sur les prix et heures d’ouverture des restaurants et boutiques y sont à titre d’information, ce qui est probablement mentionné dans l’ouvrage que je ne possède pas. Le covid a depuis massivement changé la validité de ces informations mais ce n’est somme toute pas du tout l’essentiel. 

Quelques pages du livre visible en ligne exposent par contre l’inadéquation de l’expression de la passion avec le vécu. J’y ai vu par exemple la page consacrée à Kichijoji, quartier pratiqué des centaines de fois. Il m’aura fallu des jours pour mettre le doigt sur le style de l’auteur qui me rappelait vaguement quelque chose. Et puis c’est revenu, ce style qui relève des informations lénifiantes au cinéma Pathé, aux parfums gaullistes d’un lieu où “c’est la vie qui va” à la joyeuseté d’un Trénet. La galerie SunRoad au nord de la station est mentionnée avec son repère globalisé qu’est le MacDonald’s qui y figure pratiquement dès l’entrée à main gauche, lieu de plaisirs gustatifs tout comme le sont les convenience stores affublés de la dénomination “épicerie” (il me semble que ce soit Jacque Roubaud, japonolâtre historique, qui a naturalisé ainsi les échoppes de cette industrie). Ce MacDonald’s était avant un marchand de jouets. Et donc que les joyeux résidants du quartier y fassent leurs courses - et donc leurs courses du quotidien - comme les bons ouvriers rentrent fourbus mais fiers de leur labeur au foyer où ronronne la marmite accueillante - est une erreur totale d’appréciation.  Il reste le Seiyu et plus loin presque au bout de la galerie couverte un petit marchand des quatre saisons de second choix très intéressante. En ce qui concerne les achats du quotidien, le poisson, la viande, le riz, le tofu, la sauce de soja, les poireaux, les divers légumes feuillus, la sauce de soja bis, le thé, les pickles, etc., tout ceci se trouve concentré sous le viaduc des trains et en sous-sol. Depuis maintenant des lustres, la galerie marchande SunRoad est une galerie occupée à 95% au moins par des chaînes. C’est là qu’on ira acheter ses chaussures avec un choix redondant imposant. En tant que galerie conservant un bon équilibre entre les commerces individuels et les chaînes, celles-ci n’écrasant pas encore celles-là, bref, un bon équilibre de voisinage actif tel qu’énoncé par Jane Jacobs, SunRoad est mort depuis longtemps. Les rues adjacentes valent encore le détour pour y trouver des traces qui se perpétuent, comme le café jazz club Some Time. 

Mais l’objectif ici n’est pas d’exposer mon intelligence supérieure mais réfléchir sur ce qu’un livre exhaustif pourrait être dès lors que décroché du wagon hyper-consumérisme marchand commercialo-marketing. Comment une exhaustivité pourrait devenir littérature pas au service de la LCN mais au service de ce qui meut l’auteur lui-même, quelque chose du registre de la passion appliquée au savoir-ville? Car un ouvrage exhaustif enjoué affabulé et pamoîsé serait-il à même d’énoncer dans ces centaines de pages quelque chose qui est de la grammaire de la ville, la grammaire singulière de Tokyo? Comme toute grammaire, celle-ci une fois à peu près acquise devrait servir à savoir-vivre-la-ville sans justement le recours aux prothèses numériques et aux énoncés classements statistiques avec aplomb, par une reconnaissance des signes, des formules, qui ne sont pas que les enseignes marchandes, qui singularisent encore parfois la ville non décimée par le global, et que l’on retrouve (hélas trop redondantes) dans les autres villes du Japon. 

Le livre Emergent Tokyo - Designing the Spontaneous City de Jorge Almazan énonce une grammaire de ces petits quartiers recroquevillés en rues et goulets piétonniers surtout actifs le soir. Le point de vue est architectural et expose la relation entre l’architecture et la dynamique sociale et communautaire qui se déploient dans ces quartiers. L’auteur étant architecte, il est à même dans les commandes de perpétuer ou totalement stériliser les environnements qu’il évoque, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes.

Il y a d’autres règles de grammaires de la ville, dont des règles émergentes. Je pense par exemple à cette règle temporaire hélas strictement marchande qui voit un quartier morne affublé soudain d’un commerce apparemment sans aucun lien avec l’environnement. Ce que j’appelle ces Phares dans la nuit, souvent des commerces de bouche ou des lieux de logements temporaires, apparaissent au milieu de ce nullepart morne périurbain tokyoïte qui est endémique, comme des points de lumière singuliers dans le vide de la nuit d’un quartier sans relief. Au bout d’un certain temps, la mimique commerciale va éventuellement s’exprimer par l’apparition de commerces à l’identique, parfois jusqu’à saturer l’espace de ces meetoo cafetiers bobos en mode beige béton à la Apple Store. Je pense au quartier Kiyosumi-Shirakawa comme exemple, mais Kuramaé avec moins d’énergie tend aussi vers cette multiplication de la similitude hédoniste.    

Un livre de grammaire d’une ville ne serait pas un pavé rempli de bonne volonté affabulée et affabulatrice. Il offrirait l’essentiel des règles de savoir-ville, à Tokyo, Berlin ou ailleurs. 

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