Déjeuner tôt le matin
Vaguement éveillé à 5h36, debout à 5h48. Souvenir à 6h11 que Matsumura ouvre à 7h, et que contrairement à ma recommandation de vivre Tokyo tôt le matin, comme dans Paris s’éveil, je n’y suis jamais allé à l’ouverture.
Départ vers 6h26. Rues clairsemées tout comme dans le métro. Trajet plus rapide qu’envisagé. Il est 6h49 quand je débouche sur la rue. Par acquis de conscience, je passe devant Matsumura. Ça s’affaire à l’intérieur comme les rideaux vénitiens pas frais et un espèce de drap au niveau de l’entrée cachent mal ce qui se trame dedans. Petit tour des ruelles en attendant où là je ne croise au mieux que trois personnes. Rebroussement de chemin. Deux hommes font la queue, mais seront entrés dans la boutique après avoir plié leur parapluie alors que je ne suis plus qu’à 20 mètres. Vraiment humide mais pas encore chaud. La saison des pluies s’annoncent ainsi.
Matsumura le matin à l’ouverture. Il fallait y penser mais les présentoirs sont encore peu fournis. Ceci permet justement de choisir plus vite. Le goût de Matsumura le matin est différent. Un pain ultra-mou au format pain au lait fourré d’une croquette dite de crevettes, en fait une vague pâte de crevettes hachées invisibles avec un liant coagulateur enrobé de panure et frit en bain d’huile avec un peu d’oeuf dur écrasé comme coussinet. C’est plus que bon. A cette heure-ci, l’oeuf écrasé est encore tiède. C’est à ce niveau de détails que Matsumura de 7h02 se distingue de Matsumura de 8h32. Il en va de même du croissant lui aussi en obédience molle mais bien meilleur qu’envisagé. Le anpan de purée de haricots blancs mélangée à de la poudre de thé vert est vraiment délicieux. Cette explosion de mou est de l’ordre de l’archéogastronomie. C’est ainsi qu’il faut l’aborder, non pas dans l’expectative d’un feu d’artifice de saveurs et de contentement, mais avec le regard et la curiosité sans borne d’un explorateur gustatif. Parfois ce n’est pas vraiment bon, mais il est important de le constater par soi-même, car souvent, c’est un goût de l’enfance, et on ne se moque pas des goûts de l’enfance d’avant le fast-food, même quand ce n’est pas de son enfance dont il s’agit.
Ce qui domine est l’ultra-mou donc, une texture fatigante parce que sans contraste et donc vite lassante en bouche. L’inverse - l’ultra-dur - serait à l’identique ennuyeux mais en pire. Le café manque de volume, tasses trop petites, ce qui invite à en commander un autre. Dans une boîte-plateau rectangulaire en bois et sans couvercle posée pas loin de la caisse se trouvent ces friands aux pommes pas encore emballés individuellement dans un sac de cellophane. C’est un dessert favori. J’en prends un, et là aussi, c’est un autre Matsumura, une merveille de délicatesse et de simplicité, et puis encore tiède, toutes ces petites différences du juste sorti du four qui disparaissent bien vite dès lors qu’emballé.
Le fils de la patronne, ou est-ce la bru, apparaît en pyjama. Je ne l’avais jamais aperçu mais je savais que Matsumura, c’est très familial. Il a 8 ou 10 ans, encore une tête volumineuse comme un bébé. Il n’est vraiment pas bien réveillé. Il va s’assoir ou plutôt s’affaler à côté d’une cliente familière qui le cajole verbalement comme si sa tante ou sa grand-mère. Il tousse, il a attrapé un virus, il circule dans la boulangerie et asperge de sa toux les pains divers qui maintenant commencent à remplir à plus grande vitesse les présentoirs. Une étoile en moins pour la gestion sanitaire. Un peu plus tard, le masque sur la bouche seulement et toujours toussant, les mains dans des gants transparents, il dessine au sirop de sucre blanc des sillons informes sur justement ces croustillants de pommes dont j’ai déjà mangé un spécimen, sans traînée de sucre blanc donc, ce qui explique aussi sans doute en conséquence le plaisir gustatif accru avec le bénéfice de moins de sucre. Il y a peu de chances que ce petit reprenne un jour la boutique. Ou alors, ce sera une boulangerie cafétéria totalement différente, en version beige-béton. Peut-être.
####Plus loin, promenade le long de la Sumida
Presque avant d’atteindre le petit escalier qui débouche sur le promontoire-sas vers le quai occidental de la Sumida, se trouvait le “Musée du cintre”. Si, si, oui, oui.
Il en va de cette promenade comme des humeurs. Mais bon, c’est valable sur tous les fronts de rivières et fleuves des villes du monde. Ici certaines situations de saisons et de climat sont plus marquantes, parfois un brin angoissantes, comme parcourir la promenade fluviale en hiver sous un ciel bleu acier et un soleil blanc et offensant. Est-ce alors un effet d’optique? En tout cas, la surface du fleuve semble affleurer dangereusement à proximité de la surface du quai.
####Wishma
On ne peut pas écarter que Wishma Sandamali soit décédée en conséquence d’une grève de la faim. Si Wishma Sandamali avait été blanche, les choses auraient pris une autre tournure. Il y a panda et panda et demi. Ou panda moins la demie. Bien sûr, ne pas perdre de vue que l’auteure de cette affirmation n’est qu’un agent d’un système d’ordures.
####Gestion de crise
Premier acte : la provoquer
Deuxième acte : l’entretenir
Troisième acte : la développer comme amorce de la prochaine
Quatrième acte : la justifier
Cinquième acte : faire taire la contestation
####Japan's PM Kishida scolds son for partying at official residence
Mais papa! Ça a toujours été comme ça!
####Les liens faibles
Focaliser la pensée sur ceux-ci. Mais y ajouter le pouvoir de certains liens forts, pouvoir de résolutions, de soutien spontané.
####A l’aéroport
Compter une heure entre celle affichée d’atterrissage et la sortie. Ici, je n’écris pas “la sortie des bagages” ou “la sortie après les bagages” qui est plus précisemment après le contrôle douanier et le passage devant les vitres en semi-teinte où des agents invisibles observent, mais bien _la sortie_, la cinématographique sortie, cette jonction de deux flux d’arrivants de part et d’autre où se produit la convergence des qui débouchent sur la vue des personnes venues à leur rencontre. C’est un point sensible, où se déroulent les retrouvailles. Hier n’était pas une grande arrivée dans le sens spectaculaire. Peu d’embrassades charmantes, deux au plus. Pas d’enfant courant éperdu vers un adulte.
####Dans le Monorail
On a la chance d’avoir un train direct jusqu’au terminus qui arrive dans la minute alors que l’on débouche sur le quai. Et puis au changement à Akihabara, l’homme à gauche sur la banquette se lève simultanément et comme en catastrophe lorsqu’on s’assoit pour se poser sur la banquette opposée. Répulsion. Je lui offre un regard pointé sur son visage pendant 10 secondes. Me revient ce que E m’avait dit pas plus tard que la veille, ses souvenirs malgré tout nostalgiques du Japon, trois ans de séjour expatrié en pleine période de covid, les malaises de personnes qui se déplacent à sa vue dans les wagons, des moments de grâce quand quelqu’un lui adresse la parole en français, le vide communicationnel qui n’est pas seulement lié à sa méconnaissance de la langue, le ressenti lucide de ce fait, et malgré tout la nostalgie de ne pas avoir pu y séjourner plus longtemps.
####La ville non-marchande
Personne pour envoyer une photo de bâtiment, d’un porche, d’une cour, d’une fontaine de Paris, de quelque chose qui fait la ville sans être marchand, d’un livre posé sur une table de café. J’ai en réceptif une série de clichés de plats sur des tables en terrasse, des portraits de contentement à la vue de plats sur des tables, des vues de terrasses sur les alentours proches, avec dans un cas en perspective un marché à l’extérieur. Ré-amorcer le regard non-marchand sur la ville non-marchande. C’est l’ordre du jour.
####Lire à haute voix
Quelques lectures en cours d’intérêt énorme : [The Social Life of Books], sur la lecture à voix haute comme pratique sociale dans l’Angleterre du XVIIIe siècle; [Orality and Literacy]; [The Mind on Paper]. Tout ceci se tient.
####Agression
Les faits se sont passés très exactement sur le pont Itabashi qui enjambe la rivière Shakujii. Nos reporters sont sur les lieux, pas de psycho-thérapeutes en vue. Un hélicoptère de la Sécurité Civile louvoie à distance. Je m’avisais mollement de prendre peut-être une photo, mollement parce que de part et d’autre de ce pont dans la perspective de la rivière, la vue n’est pas idyllique. Et aussi, la photo par mobile n’est plus la photo. Vue tout juste décevante quand pensant à Florence. Je préfère de loin certaines vues de ponts qui enjambent la rivière Kanda au bas de Takadanobaba. Là au moins, le gris est pardonné. Mais bon. Sur le pont Itabashi, je n’ai pas eu le temps de viser que quelque chose m’est tombé sur la tête, derrière, pas loin de la nuque. Sans violence mais un coup malgré tout, un contact sidérant. J’ai trébuché par réflexe de protection. Mes lunettes sont tombées à terre. Pas de douleur mais un choc qui vous surprend, un choc fourbe, par derrière. Cela vous ébranle. Je me suis relevé, ai saisi mes lunettes et me suis retourné. Il était là, posé sur un plot de la rambarde du pont, massif, l’oeil mauvais en coin - mais à sa place aussi, vous n’auriez pas l’oeil en plein milieu du visage. Un corbeau, le corbeau, qui n’aura pas utilisé son bec comme arme de percussion, heureusement.
Corbeau, ou plus exactement une corneille même si cela diminue l’impact narratif, évacue son Hitchkok. Je me suis éloigné dare-dare, me retournant plusieurs fois sans penser que d’une manière générale les corneilles ne sont pas des stalkers. Enfin, j’écris cela mais que sais-je vraiment de la perversité potentielle des corneilles? Une première cette attaque, la toute première fois. The best ever raven attack in my life! I will be back again for sure! Souvenir d’une attaque sous forme de lâché de fiente sur le long chemin entre la résidence et l’université à Nagoya, ce qui avait fait rire les copines Thaïs dans la salle de classe, toujours promptes à rigoler, mais avec compassion. On ne peut comparer pour autant un lâcher de fiente avec une attaque cornélienne au corps à corps. Non, rien de comparable dès lors qu’il y a contact corporel.
C’est donc stressé que je remonte la rue marchande Ancienne-Nakasendo qui est un bel exemple d’une rue marchande bien achalandée et vivante. Pas vu de boutique de tofu mais c’est une des catégories de commerces qui résistent le moins au changement, tout comme le marchand de miso ou celui d’articles de literie. Mais pour en revenir à l’attaque, je décide avec moi-même d’écarter le récit du coup du sort, du signe des cieux, d’un signifiant d’envoûtement, de l’annonce d’un mauvais jour, d’un mauvais tour à venir, les divinités helléniques à l’étage au-dessus se gaussant, cyniques. La corneille en question a du tout simplement cherché à protéger son nid à proximité, sans doute situé en dessous de la rambarde. C’était une corneille-mère protégeant sa progéniture. C’est tout. Autant pour la hantise et les coups fourrés du malin. Faut pas lui en vouloir à la corneille maternelle. Mais bon, on ne me reprendra pas de sitôt à me voir sur le pont Itabashi.
Bien plus haut, je suis allé me poser à la terrasse de cette boutique de produits d’Afrique que j’avais vue en passant à l’arrivée. J’ai demandé un café - d’Ethiopie - ai envisagé de lire quelques pages du livre d’histoire de l’Europe de l’après-guerre qui alourdissait ce jour mon sac. Mais impossible de se concentrer. J’ai alors engagé la parole avec la sympathique dame, une autre se trouvait à l’intérieure, qui m’apporta le café. J’ai enclenché le dialogue en soulignant que m’a question a du lui être posée un milliard de fois mais quel est son lien avec l’Afrique? Je vous passe les détails nombreux. On a eu une très bonne discussion, sympathique, animée; j’ai du l’épuiser, elle debout moi assis. Elle vient de Niigata, est à Tokyo depuis dix ans. Les provinciales d’extraction rurale (ça fait un peu rugueux cette expression) ont toutes les chances d’être de sympathiques partenaires pour une conversation avec un inconnu, et réciproquement. J’en sais un peu plus sur le saké de Niigata, sur la qualité du froid en hiver là-bas, sur le café d’Ethiopie, dont la torréfaction est réalisée sur le lieu de production et peu poussée, ce qui en fait un breuvage sans relief pour mon goût, et c’est sans parler de l’impact du carton de la tasse. Mais j’apprends que le café là-bas est de l’ordre de la tisane, que l’on va ajouter de l’eau au moult deux si pas trois fois. La sympathie de l’échange rend de toute façon la question de la qualité du breuvage totalement secondaire. J’y ai aussi glâné deux adresses proches pour manger washoku un midi ou un soir. Les photos des deux établissements vues sur la Magna Carta ne m’ont pas convaincu étant donné qu’il y a encore tellement d’izakayas qui valent le détour ailleurs aussi, mais ces informations pourraient servir à l’occasion. A condition bien sûr et d’abord de se remettre du choc dorsal de la rencontre avec la corneille.
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