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Le sens de la frontière - Extrait




(…)

Ce fut spontané que d’être invités sur la messagerie à passer prendre un verre le lendemain, ce à quoi je répondais qu’on pouvait y être maintenant, dans un quart d’heure, comme on sirotait un café à une encâblure de là. Mais à l’arrivée, le comptoir compartiment de troisième classe était plein à ras bord et visiblement pas prêt de décanter. Je passe au présent de l’indicatif, mais la situation nouvelle, une première, demanda de ne pas lâcher l’occasion et de chercher donc une autre solution de boissons dans le quartier.

Il y a E qui apparaît sur l’écran faisant des signes de sémaphore. Elle revient de la gym. Elle et moi sont sur la même longueur d’onde, celle des femmes au foyer. Plus tard confortablement assis, on parlera de tofu, celui qu’elle préfère et où elle l’achète. Mais en attendant se met en place une scène improvisée et heureuse quand S entre dans la partie pour suggérer quelques débits de boissons dans le coin. On passe d’abord à la cantine de soba à deux pas pour apprendre par le patron ou le commis en instance de partir livrer des plats que oui, l’établissement est ouvert, que non, ils ne servent pas d’alcool. Tout ceci dans l’absence totale d’excuses ou d’invitation à revenir tantôt ou quoi que ce soit de convivial. Je ne m’y fais pas, mais bon. Pour un établissement de faible envergure, il est actuellement plus intéressant de ne pas servir d’alcool et de toucher des compensations financières de la ville bien plus lucratives que la vente de boissons dans ce territoire perdu.

Retour donc à la case départ à même la rue ou l’atmosphère penaude de ne savoir que faire commence à évoluer vers l’action sous la houlette de S, la patronne des lieux et femme à poigne, qui suggère maintenant un nom précis, ce restaurant d’oden sur la continuité du quai du terminus du tram. Elle se propose même de téléphoner pour prendre la température sur la politique alcoolique actuelle pratiquée là-bas. E s’inquiète plusieurs fois de la disponibilité à destination de bière, si possible à la pression. Etrange de s’inquiéter de cela. C’est comme se demander s’ils vendent de l’essence à la station service. Mais bon, il est clair que dans ce moment de réflexion préparation d’un plan improvisé qui s’avérera excellent s’exprime chez E mais aussi chez M une petite forme d’angoisse, de malaise. Car il est tout aussi clair que comme des enfants jouant dans la rue quand la saison le permet, leur aire de vie quotidienne est très étroite et délimitée, et que la perspective de s’éloigner de 10 minutes d’ici leur est cause de mouron. 

En fait, cette corrélation avec l’enfance m’est venue à l’esprit le lendemain, et dans le même temps les frontières sensibles du territoire de jeux intensifs où les cowboys tiraient sur les indiens qui leurs envoyaient la pareille, si ce n’était pas des chevaliers du moyen-âge. Et c’était la même angoisse que lorsqu’il s’agissait de s’éloigner du territoire familier, jamais lors des jeux sauf parfois à imiter une expédition dans l’Orénoque rempli de macaques rieurs et sardoniques dans des rues lointaines de cinq minutes d’où l’on revenait dare-dare et rassurés à destination d’avoir survécu aux contrées sauvages. Je ne savais pas que cela fonctionnait même à l’âge très adulte, que d’être du coin signifie pour certains évoluer dans un périmètre de jeux et d’activités - courses, promenade, salle de gym, comptoir écluse - extrêmement étroit. Nous qui parcourons Tokyo extensiblement sommes étrangers à cette forme statique d’habiter l’urbain.

Mais on y va, on n’a peur de rien même si au coin à droite c’est déjà l’aventure. On en rit au bout de la rue, au feu, à côté du SevenEleven avec le comptoir à takoyaki en face. Ne manquent que des panneaux genre “Vous quittez la zone alliée”. On s’enfonce maintenant dans le goulet avec le long mur blanc à gauche qui cache le chantier d’un vaste truc qui va être moche par définition. On rigole toujours faisant les touristes une fois la galerie marchande pénétrée. E me désignant Papa Noël dit “c’est là que vous allez souvent?”. Je lui réponds qu’on y était il y a une demi-heure à peine. Visiblement, elle ne fréquente pas du tout ce café et passe devant les étals avec une sorte d’inquiétude.

Le lieu de libations est simple, créatif et bon. Tout comme eux vis-à-vis de leur quartier et de leurs trajectoires fixes, j’y suis passé devant des dizaines de fois mais je n’avais jamais saisi l’identité véritable de ce lieu inscrit dans la liste sans fin sur Google Maps des marquages Want to Go. M qui n’avait pas fumé de clope depuis maintenant au moins dix minutes était dans ce territoire étranger un peu chancelant. Je repasse au présent pour dire que A aussi était là, qui parle peu et dont je ne me souviens jamais du nom mais de son air jovial muet si. A pour anorak qui lui donne un volume d’occupation de l’espace assez remarquable.

Note pour le scénario : il nous rejoins plus tard et c’est E qui sort précipitamment du resto le voyant passer et passablement perdu pour l’agripper et éviter qu’il n’aille se perdre plus loin dans le quartier. Un sondage express révèle ou confirme que seule E est déjà venue ici, une fois, maintenant rassurée avec un grand verre de bière devant elle. M pour qui c’est une première regarde autour encore un peu crispé, comme il se doit à l’étranger à 15 minutes de chez soi, mais la crispation ne dure pas. Pour A aussi, c’est une première. Belle carte de sakés, c’est à dire une carte copieuse, mais je prends le premier de la page deux parce qu’il est écrit Fukushima, et qu’un saké de Fukushima ne m’a jamais déçu. Et pour faire son mariolle samourai de sakés spécialiste de l’eau minérale, il s’agit d’un breuvage de type junmaïshu, qui est toujours suffisant et permet d’éviter sans peu de risques de déception des sakés plus chers. 

Il y a le choix entre un verre de 90 ml et un de 120 ml. Je prends la version grande. La jeune femme du service m’apporte un verre qui n’est certainement pas de 120 cc de contenance, ni même de 90, mais avec une soucoupe au-dessus de laquelle elle va procéder à cette tradition de verser le liquide en mode débordement comme une piscine d’oligarque. L’humour noir est inévitable bien sûr, qu’un liquide de Fukushima déborde ainsi du verre puis très vite de la soucoupe au point qu’il me faille éponger la flaquette de saké qui s’étend maintenant au-delà du sous-verre qui a du absorber au moins 10 ml du liquide, puis 30 ml dans la petite serviette blanche avec laquelle je tente de faire barrage. Au verre suivant, on arrêtera ces joyeusetés en m’apportant un verre de capacité très honorable sans débordement ni fuite aucune. 

E confère avec M sur la ressemblance du patron du resto qui vient nous expliquer l’identité et l’origine des amuses-gueules. Il ressemble à qui déjà? A Shimizu qu’elle s’exclame! Un ancien patineur de vitesse sur glace! Le patron nous dit que beaucoup de ce qu’il propose vient de commerces de proximité, en conséquence du virus, comme forme de solidarité marchande micro-territorialisée. Je garde pour moi la réflexion que c’est bien, et trop tard. Tout le monde, locaux, acteurs marchands et acteurs de consommation sommes responsables de la durabilité d’un quartier, de sa déchéance surtout, et c’est ainsi, critiquable mais ainsi, comme l’autre jour alors que celui-ci venait de tomber sur le micro-parvis devant le bout du terminus du tram, j’observais ce groupe de jeunes touristes, des tokyoïtes nécessairement, au pire des banlieusards de Saitama, les jeunes hommes avec des galurins trop petits sur le crâne, qui doit donc être l’objet tendance à la mode jeune des week-ends alors qu’en semaine ils ne se couvrent pas le chef, les jeunes femmes compagnes élégantes (donc pas de Saitama diraient les mauvaises langues), chacune et chacun avec le prospectus déployé dans les mains, le guide du quartier, qu’ils observent conscieusement comme des touristes qu’ils sont, puis les hommes surtout pointant le mobile vers le tram stationné en gare pour la photo souvenir, tous ces visiteurs qui ont dans le meilleur des cas consommés sur place, mais à qui ne viendrait pas l’idée d’acheter des poireaux ou des fleurs ou des blancs de poulets à rapporter à la maison, et ainsi contribuer même sans espoir d’impact durable sur la durabilité et l’entretien du mix ancien-nouveau de commerces en déperdition du quartier, d’un quartier pour lequel nous trouvons un charme équivalent à celui des feuillages d’automne, donc à des feuilles mortes, comme les rideaux de fers baissés sur la majorité des commerces de la rue marchande, commerces qui ne sont plus. Mais un nouveau comptoir à gyozas s’est ouvert récemment, le troisième donc dans ce mouchoir de poche. 

En fait, j’apprendrais plus tard que c’est un des comptoirs à gyoza qui s’est déplacé de quelqies encâblures.

Quand vous visitez après 12 heures de vols, certes, l’achat de poireaux ou de blancs de poulet (t’oublieras pas d’acheter du lait!) est sans doute hors de propos, sauf à résider dans un Airbnb du coin qui a permis d’évicter un habitant ancien comme à Lisbonne et ailleurs où celles qui y font le ménage dans la journée y habitaient peut-être (comme scénario dramatique, c’est déjà exploité non? Maria évictée de la Mouraria ou de Minowa au centre de la Lisbonne historique (ne s’applique pas à Minowa) vit maintenant en banlieue moche, et doit se rendre tous les jours pour faire le ménage dans la Mouraria, y compris dans l’appartement où elle habitait depuis deux générations maintenant occupé par des enthousiastes copiés-collés de l’authenticité des lieux (t’as vu? Y a un Bio c’est Bon! Chouette!) clônes qui changent tous les week-ends sauf leurs marques de mobiles et de valises à roulettes). 

On s’est quitté devant le resto, chacun retournant dans son pays lointain, E lestée de plusieurs bières mais d’aucun signe d’ébriété, M normalement en état d’ébriété routinière, A en anorak. On s’est promis de se revoir bientôt, en terrain familier.

Me revient la strophe puissante, tellement puissante dans l’amitié qu’elle devrait être au sujet du bac, non, de l’agrég d’anglais, de la chanson Ain’t no Mountain High Enough. Il est question d’aller n’importe où en cas de nécessité. 


If you need me, call me
No matter where you are
No matter how far (Don't worry, baby)
Just call my name
I'll be there in a hurry
You don't have to worry