Un événement déstabilisateur



Un événement déstabilisateur, c’est un événement qui touche au quotidien, donc qui le modifie sans retour, car le quotidien est sans retour.


Bien sûr qu’il faudra voir à prendre telle quelle, sans plus se poser de questions sur le sens du hasard, cette coïncidence, ce récent effort à décrypter le texte Les grandes villes et la vie de l’esprit de Georg Simmel, l’exercice de l’inexpressivité calculée en ville pour s’assurer un semblant d’assurance dans ses parcours (semblant n’est probablement pas le terme approprié), ses déambulations dont nombreuses ont affaire justement à l’entretien du quotidien, acheter du papier de toilette par exemple. Modiano n’écrit jamais sur l’achat de papier de toilette et les repas ne comptent pas, alors que pour Miller, les repas par leur absence, sa disette parisienne, deviennent un sujet d’expression du manque. Sur l’excrétion, il écrira plus tard d’un ton badin de vieux assagi.

Soit dit en passant, l’inexpressivité calculée est une expression juste pondue pour éviter le terme blasé de Simmel dont la requête sur l’origine et les manières de le comprendre n’a pas encore été intimée au moment d’écrire cette ligne au LLM qui répond à tout.



L’autre jour, j’avise le rade du vendredi, ralentissant à courte distance du local où se profilent trois hommes derrière la vitre qui, du premier coup d’œil, ne correspondent à aucun des habitués connus. Bien sûr, il y a bien plus d’habitués inconnus que de connus. L’histoire retiendra que je marque un pas d’hésitation. C’est à ce moment que l’on m’interpelle du côté opposé. Une dame à vélo portant un masque s’est arrêtée à très proche distance. Je ne la reconnais pas, mais elle se présente et donc je la connais. Je ne saisis pas la totalité de ses premiers mots parce qu’immédiatement ça coince, la date citée de l’événement m’échappe encore, mais tout aussi rapidement ça décoince et c’est cela un choc. Clic-clac. Elle est l’épouse de M et me dit que son mari a eu un AVC, un mauvais, un pas bon, qu’il se trouve à l’hôpital à Ueno, que dans le meilleur des cas, il en aura pour au moins trois mois de réhabilitation, dans le meilleur des cas. Il est conscient. Elle ne s’étend pas sur le degré de la paralysie, sinon qu’il est alité et totalement dépendant, mais conscient. 


Elle n’est pas passée ici par hasard à ce moment précis, mais a vu, à l’insu de son mari, ses mails récents et son compte LINE. Elle précise tout de suite, comme pour se faire pardonner, qu’elle n’a pas regardé au-delà des très récents échanges, mais qu’elle a vu mon message indiquant à M que je pensais passer à 18 h et quelques. Elle est venue donc à 18h et quelques pile pour me dire que M a eu un AVC, que non, les visites ne sont pas autorisées, que non, il ne peut pas manipuler son portable, tout juste voit-il les titres, la première phrase, sens qui m’a échappé. Elle me demande instamment de ne pas ébruiter l’affaire. Je la consigne donc ici dans ce journal public qui, hormis les robots-pompes à frics et LLM divers, est le meilleur moyen de rester discret puisque lu de manière infra. Je lui demande s’ils sont déjà informés en indiquant la boutique. Elle me répond que non. Je me dis que ce secret ne tiendra pas une heure, mais que les habitués n’en feront mention que bien plus tard, pudeur oblige. Je lui dis que je suis choqué, sans voix, parce que je suis chqoué sans voix presque, bafouille qu’elle lui transmette mes vœux de meilleure santé, de prendre soin de soi, de lui. Il n’y aura plus de verres échangés avec M et de banalités diverses et cultivées qui font le sel commun du quotidien.

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La catégorie romanesque Man-Of-the-City (bien mâle est ainsi), telle qu’énoncée et développée par l’universitaire Finn Jensen sur Henry Miller et le modernisme, est donnée en pâture au LLM avec le texte fondamental de Simmel et la requête d’une mise en parallèle avec Tokyo. Ce qu’il y a de bien avec le LLM, c’est qu’il est possible de tout mettre en parallèle. Jamais l’amateur inarticulé n’est renvoyé à sa niche de niais comme tout cultivé intimerait. 


“J’ai beaucoup de respect pour les amateurs” dit Alexandre Gefen dans un podcast récent.


Tiens, baisse ton front d’amateur que je le baise.


Les barres parallèles, les énoncés jamais mis en parallèle, tout est bon à malaxer dans les mandibules du système et obtenir un texte docte et articulé. Ce qu’il y a de bien avec le LLM, c’est qu’il est possible de simuler le répondant de quelqu’un qui a oreille à tout, quelqu’un que l’on ne voudrait surtout pas avoir à dîner, oreille à tout et donc à même de simuler un pseudo-échange intellectuel qu’aucun humain à Tokyo ne voudrait avoir. Le LLM n’a pas l’option de refuser de penser, c’est-à-dire de simuler l’avis de non-recevabilité de penser.


考えるのはめんどくさい!


Thinking Assistants: LLM-Based Conversational Assistants that Help Users Think By Asking rather than Answering


C’est ce qu’on attend, mais en attendant, il faut soumettre et supposer, sauf si grossière hallucination évidente, que le rendu n’est pas totalement du vomi.


En dernière requête, je soumets le problème du terme problème tel qu’il apparaît au tout début du texte de Simmel :


„Die tiefsten Probleme des modernen Lebens entspringen aus dem Anspruch des Individuums, die Eigenart seines Daseins gegen die Übermacht der Gesellschaft, gegen die Übermacht der von ihm geschaffenen äußeren Kultur und Technik zu behaupten.“


Une traduction orthodoxe de 1921 :

“The deepest problems of modern life flow from the attempt of the individual to maintain the independence and individuality of his existence against the sovereign powers of society, against the weight of the historical heritage and the external culture and technique of life.”


Une traduction contemporaine de 1985 :

“The deepest problems of modern life derive from the claim of the individual to preserve the autonomy and individuality of his existence in the face of overwhelming social forces, of the weight of the historical heritage, of external culture and the technique of life.”


La (seule ?) traduction officielle en français de 1989 :

“Les problèmes les plus profonds de la vie moderne prennent leur source dans la prétention de l’individu à affirmer l’autonomie et la spécificité de son existence face aux excès de pouvoir de la société, de l’héritage historique, de la culture et de la technique venue de l’extérieur de la vie – figure ultime du combat contre la nature que l’homme primitif doit mener pour son existence physique.”


Cette demande de clarification du terme problème génère une réponse touffue et très intéressante (il faut encourager le LLM), qui s’articule ainsi :


LLM a dit que :

Mais il faut noter que “Problem” ou “Probleme” en allemand au tournant du XXᵉ siècle n’a pas le sens psychologique ou subjectif qu’on lui attribue souvent en anglais moderne.


Nuances sémantiques de „Problem(e)“ chez Simmel :

Ce mot renvoie à une tension objective, une question fondamentale à résoudre dans l’ordre des formes sociales ou culturelles — proche du sens grec problema (ce qui se dresse devant soi, obstacle ou défi).

Ce n’est pas un “trouble personnel” ou un “dilemme” vécu intérieurement, mais plutôt une configuration de forces entre individu et culture.

Chez Simmel, dire “les plus profonds problèmes de la vie moderne” revient à annoncer une crise de forme : la tentative de maintenir l’individualité au sein d’une logique de rationalisation et de massification croissante.


LLM de conclure que :

En résumé :


Chez Simmel, “Problem(e)” signifie donc :


un point de tension où la forme de la vie subjective se heurte à la forme objectivée de la culture.


En aparté, parmi les mises en parallèle à n’en plus finir, on pourrait demander au LLM de triturer la langue pour proposer une association de sens entre ce point de tension et le point d’impossible tel qu’évoqué par Alain Badiou dans la perspective de Lacan et de la cure analytique consistant à élever l’impuissance à l’impossible.


La traduction américaine de 1921 psychologise et individualise ce conflit, alors que la traduction de Frisby en restitue la structure dialectique — celle d’un monde où l’individu doit affirmer sa singularité à l’intérieur d’un système de formes qui le dépasse.


Dans ce qui précède, le bon docteur LLM rassure en annonçant que :

Ce n’est pas un “trouble personnel” ou un “dilemme” vécu intérieurement, mais plutôt une configuration de forces entre individu et culture.


Questionné sur le sens de “blasé”, cette attitude protectrice et son évolution jusqu’à l’époque contemporaine, LLM dit en substance :


Pour Simmel, le blasiert n’est pas simplement un cynique ou un fatigué :

c’est l’individu urbain qui, pour se protéger de la surcharge sensorielle et symbolique de la métropole, neutralise affectivement le monde.


Une fois corrigé le tir sur une invisibilité de l’Occidental à Tokyo, une bévue du LLM, je l’ai autorisé exceptionnellement à prendre la main comme on dit du copilote, et élaborer un long texte neutre-analytique par chapitres qui s’accumulent apparemment sans fin comme chacun débouche sur une proposition de poursuivre, sur le ton dit maintenant de neutre-réflectif. Le résultat est une mine de réflexions donc criticable comme le serait d’aucun texte de sociologue, mais avec l’absence de références à des sources, c’est-à-dire exactement comme écrivait Simmel.


Pour autant, et en manière de mise en garde, ce que produit le LLM semble être un discours qui conforte une pensée plutôt que de la provoquer. Aucune découverte, aucun argument contrariant qui pourrait déplacer ses pensées vers du grain nouveau à moudre, mais des extensions, oui. À noter aussi que le LLM, n’ayant pas été nourri d’indications sur ce que je nomme à défaut de mieux la dimension contemporaine hors-sol et le tout-consumérisme, des lieux, des distances, des modes de mobilités, tous et toutes objets de dévorations qui sont fondamentaux dans l’évolution de la perception et de l’usage des ailleurs, LLM reste orthodoxe, mais qu’est-ce que cela est bien emballé.


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Une fois notre conversation confidentielle achevée avec l’épouse de M, j’entre neutre et blasiert dans le petit local. Immédiatement, les personnes à bord entonnent un “bon, il est temps d’y aller” qui siérait parfaitement avec le Sanseito Stare, mais ce micro-événement, peut-être provoqué par mon entrée ou pas, ne participe qu’à la routine. Comme je demande un verre de vin au patron sans leur prêter de regard sinon qu’un signe courtois et minimaliste de tête, un des partants s’approche et me dit “du vin bien sûr”. Me vient l’idée, juste l’idée, de lui répondre “et les pandas de l’eucalyptus bien sûr”, sans rire ni sourire. Il ajoute “Très bon choix de boutique”. Je lui dis merci sans mentionner que cela fait sans doute 10 ans. Tout est bien qui finit bien, les structures conservées en l’état, sauf que la routine avec M n’est plus.


Un peu plus tard, pour prouver comme d’habitude tout et son contraire, un autre habitué mais inconnu entre, demande avec familiarité à utiliser les toilettes puis revient. Après un moment de silence, je lui fais remarquer que l’on ne s’est jamais rencontré ici. Il me le confirme, me signale, comme s’il allait de soi, que le petit sac vinyle qu’il a posé sur la tablette vient d’un certain restaurant de viande grillée du coin, situé dans la direction du territoire plus résidentiel et surtout opposé au chemin de retour vers la station que je ne fréquente ni ne traverse jamais en conséquence. Les vivres comme déclencheur d’un échange courtois. S entre dans la conversation de derrière la guérite pour signaler que ce restaurant va fermer incessamment, l’âge, la non-reprise, la routine. Aucun gémissement de regret. C’est juste comme cela. La vie, le destin. J’apprends que dans le sac se trouvent aussi quelques croquettes du même restaurant qui vont agrémenter certainement un repas familial bientôt, mais je ne pose pas de question sur le sujet. Nous trinquons, nous sommes en parfaite harmonie sur des sujets les plus triviaux, qui sont la condition d’être indifférent et apaisé à la fois ici. Mais sans M désormais.


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Simmel, la trame Man-of-the-City du roman, mais Benjamin aussi. Tout s’emmêle et s’offre à la mise en parallèle dans la machine LLM. L’objectif est bien sûr de considérer les possibles de la non-fiction ou de l’autofiction du gaijin blanc dans Tokyo, White-Male-in-the-City. Questionné sur des exemples plus contemporains que Miller dans les domaines francophones et anglophones, LLM propose Open City de Teju Cole. La lecture, dès la première page, est diffractée, puis mise de côté parce qu’il est fait mention d’un certain Sakura Park à Manhattan, alors que je pensais que ces arbres ne concernaient que Washington. Aussitôt questionné, aussitôt révélée la tranche new-yorkaise de la diplomatie des sakura, une forme botanique de la plus contemporaine et animalière diplomatie chinoise de la délégation de pandas.



Le vent frais de ce matin a fait penser à imaginer d’associer une texture de l’air et de la température avec une rue, un quartier précis, c’est à dire penser au conditions climatiques et vers quels territoires celles-ci transportent l’imagination. Souvenir d’un hiver le long de la rue Shinkoenji comme remontant le courant façon saumon vers la station. Souvenir d’une soirée frisquette à Yanaka dévalant la pente Shichimencho puis à gauche et tout droit. Mais cela remonte à avant le covid et pas le moindre souvenir de par où l’exfiltration du territoire eut lieu. Probablement par la station Sendagi.


Dans 10 mois, c’est le retour de la canicule. 


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