Les détournements du regard de la ville
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Un chroniqueur blanc résidant à Tokyo exprime son malaise face à la présence massive de touristes dans les quartiers touristisés, soulignant l’impossibilité de ne pas les voir, c’est-à-dire de ne pas pouvoir les ignorer.
Le sociologue John Urry avait développé la thèse du “tourist gaze”, le regard et mode de consommation (mais pas sous ce terme précis de “consommation”) de l’espace et des ressources à destination qui s’adaptent progressivement à ce regard pour répondre aux attentes d’une authenticité de plus en plus artificielle qui se clone, de plus en plus déconnectée d’un quotidien qui évolue potentiellement - ce tsunami de pseudo-matcha - et au final selon les dimensions vers une similitude des modes de consommation de l’espace et des ressources des locaux à destination, où s’harmonisent jusqu’à un certain degré la consommation de l’espace et des ressources des touristes jusqu’à presque l’identique, en tout cas quand les locaux sont rarement en congés. Au Japon, ces derniers sont très peu en congés, et si l’on prend le temps de loisirs et le pouvoir de dépenser de l’argent pour ces loisirs, à commencer par voyager, les locaux - hors les 1 % - sont devenus plus que jamais des précaires tiers-mondisés.
Au top de la similitude à destination, de l’attente de celle-ci, se trouvent les très riches et les ultra-riches. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le design intérieur des palaces contemporains d’une affligeante ressemblance, qui ne l’est pas quand on comprend à quel point la sémiologie en action à destination se doit de produire du reconnaissable, du connu à l’avance, de ne pas hésiter sur le fonctionnement de la douche masseuse, pour permettre de s’y lover le plus rapidement possible comme si dans une des nombreuses maisons possédées de par le monde dont le fonctionnement est similaire. La similitude ne se limite pas au tee-shirt noir avec éventuellement une veste noire par-dessus. Au bas de l’échelle, la similitude des ambiances de locations copier-coller à la sauce Ikea ou Nitori participe de l’exacte même dynamique. Un peu de local, mais pas trop. Le tatami, ça va un temps. Le futon, c’est mal de dos garanti dès la seconde nuit, la cuisine kaiséki deux dîners de suite, c’est un dîner de trop. Comme lu récemment, “pourquoi n’y a-t-il pas de vraies pizzas new-yorkaises à Tokyo ?”, sur un ton courroucé. Ça vient. T’inquiète.
Tout ceci semble éloigné du regard, mais en fait, la similitude de l’attirail des aménités entretient dans un va-et-vient la similitude du regard, et partant la persistance rétinienne de la visibilité du touriste dans l’espace comme élément à la fois commun et totalement déplacé de la vie locale.
La bêtise touristique.
• Tiens, regarde, Sushiro, ça a l’air bien.
• Sushiro, c’est le McDo du sushi.
• Oui, mais c’est bien noté.
Ce besoin impérieux d’imposer une expertise. Liza Minnelli veut être New-Yorkaise. Le touriste est pré-tokyoïsé, donc il ne veut rien, il est. Il vient performer son être. Idem pour Rome, Paris et Barcelone.
Qu’en est-il des résidents proches des flux vers le Kiyomizudera qui ne peuvent plus sortir leur voiture du garage? C’est invivable. Comme à Venise.
Pourquoi les locaux ne font-ils pas leurs courses au marché Nishikidori ? Parce que ce n’est plus un marché depuis longtemps, mais un food-court dans une ruelle, un authentique food-court. Idem pour Kuromon-ichiba à Osaka, une authentique arnaque.
Il semble que la question de ce que devient le regard local sur les lieux touristisés n’est pas abordée, sinon sous l’angle exclusif de l’impact transformationnel et négatif - sauf pour les investisseurs - d’une mise en tourisme réussie.
Quittant le Japon l’autre fois se résume dans le souvenir de la phase de départ et d’arrivée à destination par la constatation d’un paysage humain similaire. C’est cette similitude faussement surprenante, cette constatation obsessive en fait, qui explique que seuls les stades de départ et d’arrivée dans un laps de temps qui dure tout de même de l’ordre de 20 heures d’affilée au moins sont les seuls points saillants qui demeurent en mémoire. Il ne s’est rien déroulé de remarquable lors du vol, ou alors les quelques épisodes désagréables, en fait très nombreux comme des micro-agressions qui vont impacter considérablement la santé les jours suivants - n’ont pas laissé de traces. Les touristes - reconnaissables par leur tenue uniformisée - à l’arrivée ou au départ de Haneda, et les touristes déambulant quand débouchant de la sortie proche de la place Saint-Michel à Paris près du café mentionné par Miller mais aussi d’autres écrivains américains à Paris. La totale similitude du paysage humain, similitude de la vitesse moyenne bovine de déambulation, de cette déambulation de masse qui semble permanente, idée trompeuse et plus complexe, de ce qu’il suffit de changer le fond, le Pont Notre-Dame, celui de Venise ou de Nihonbashi et garder le même paysage humain - usage d’une fonction IA de Photoshop - pour obtenir la vérité paysagère vraie de la ville iconisée.
Car c’est bien d’une forme d’obsession maniaque, cette incapacité de ne pas voir (le verbe utilisé en anglais est “to unsee”) qui irrite l’écrivain, le journaleux du Japan Times pas encore remplacé par l’IA avec une chronique souriante affabulée à dessein sur un aspect authentique du pays où il vit, et sait de par l’exercice du quotidien, que quelque chose dans le regard, les regards, reçus, vus, surtout imposés cloche. Alors, faire fi de la présence touristique est sans doute du domaine de l’impossible, mais qui demande tout de même, si l’objectif est sérieux, d’aller au-delà et de se demander de quels regards il est question, et qu’est-ce qui est en jeu au-delà de ceux-ci. Le local non impliqué professionnellement dans le tourisme est tout aussi touché que le guide menant le troupeau pour la 150e fois au temple ou au Mont-Saint-Michel avec le devoir de faire montre d’enthousiasme - à chaque fois je suis ému par le gravier, les tourelles - et faire croire, se faire croire qu’il dit vrai et pas post-vrai.
Mais il y a un autre thème, une sorte de béance à laquelle fait face le local qui n’en est pas sinon que par la durée, déjà jonglant depuis tant d’années avec la xénophobie à faible bruit, l’ostracisme coutumier et souvent souriant, le manque de communication compensé à Koenji, qui est de voir une autre catégorie de non-communiquants qui communiquent dans un entre-soi massif et visible avec Google Maps et consorts, qui communiquent entre eux dans une configuration de bulle, en binôme de couple, de jeunes couples avec bébés, de tribu familiale multigénérationnelle. C’est-à-dire que le blanc résidant en particulier, sauf à être lui aussi en mode hors-sol avancé, fait face à l’exposition d’une seconde couche visible dans l’espace public et social d’une population de passage avec laquelle il n’y a rien d’autre à faire que de l’observer sans espoir d’exposer ses compétences, ses savoir-ville auprès de Martiens qui n’usent du traducteur qu’avec le pauvre policier ou l’employé du métro dans la guérite. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le sentiment de son obsolescence qui le fait souffrir, encore plus peut-être quand il est un chroniqueur des jardins japonais ou de sa traversée des provinces à vélo où “les gens sont autrement plus gentils et communicatifs”. Or tout le monde s’en fout, et lui-même repousse de toutes ses forces la reconnaissance que lui aussi n’a plus depuis longtemps le feu sacré de l’exotisé (encore heureux), qu’il s’en fout un peu si pas beaucoup. Ce regard porté sur le regard des touristes qui l’ignorent, alors que lui ne peut les ignorer, a quelque chose du regard qui regarde au fond d’un puits dans la Bible, où le regard en miroir du sentiment de honte, l’accuseur devenant soi contre soi-même, et d’un sale œil avec cela, le sien.
Ce que fait la visibilité du cheptel touristique est de mobiliser un regard introverti qui n’est pas reluisant. To unsee est non seulement impossible mais constitue une sorte de torture, un caillou lancinant dans la chaussure. Coincé entre le devoir/envie d’exposer d’une manière ou d’une autre son savoir-Japon et le fait que personne ne lui demande son chemin ou une recommandation pour un comptoir crade orthodoxe de ramens - bien moins cher que chez nous ! - savoir qui n’est plus sien nomenclaturé en bases massives de destinations, ni d’ici ni plus d’ailleurs alors que le sparadrap au bout du doigt de l’appartenance impossible persiste à coller - il ne se demande pas encore pourquoi il n’écrit pas exclusivement sur les spaghettis plutôt que sur le nattō, deux chroniques sans issue. Et quand il voit, les plus visibles, la queue devant le comptoir crade de ramens comme autrefois constituée dès 11 h 25 de tee-shirt-bermudas très sages et patients avec des salarymen pour le contraste des raisons d’y être, qui eux bossent, ne parlent pas anglais, ne parlent pas et n’ont que 15 minutes pour manger, il se sent très mal, et n’a pour vacuole de purge de la vapeur accumulée que d’avouer ne pas pouvoir ne pas voir et en souffrir.
Le regard du tourisme de John Urry croise sans se voir, sans se regarder, d’autres regards qui ne peuvent se voir à des degrés divers, et parfois ne peuvent se sentir mais de manière confuse, qui fait le miel de Sanseito et des ruminants locaux naturellement ostracisants, ou qui sont dans l’obligation de se voir dans des formules d’échanges verbaux répétitifs et totalement formatés. The best (quelque chose) in my life. Il y a inégalité dans ces regards qui ne se voient pas, qui rarement se toisent mais plus couramment parfois selon les expériences de chacun depuis que l’extrême-trumpisme local se sent capable de trumpiser de la voix, le regard totalitaire dans le district touristisé étant non seulement celui du touriste mais des gérants des divers services d’extraction du pouvoir d’achat de ceux-ci. Que certains déambulent brochette en main - arme en vente libre avec les couteaux de Kappabashi - n’est qu’un détail de bienséance, de son absence, dans un comportement général bon enfant où sa présence de visiteur, sa tenue générique, ses modes d’occupation de l’espace, ses corpulences de pays particulièrement touchés par l’embonpoint, ses bébés mignons comme tous les bébés maintenant trimballés sous tous les climats et canicules, ses modes d’exposition de la peau nue, ses modes d’occupation de l’espace sonore, pour certains, ces modes d’exposition d’être connaisseur dès la porte de débarquement franchie, ce besoin vital de le montrer, rendent le regard en retour apparemment impossible hors de la sphère du malaise ou de l’énoncé avec aplomb que soi s’en fout, preuve s’il en était que non.
Il y a donc tout à faire dans le travail du regard à commencer par en élaborer d’autres, à devenir invisible soi-même, c’est-à-dire optionnellement normalement visible en tee-shirt bermuda, à travailler un regard hors-sol de nanti ou au service, mais surtout penser d’autres dimensions et de les mettre surtout en pratique. Et peut-être parfois de ne plus écrire sur le Japon pour la seule et banale raison qu’on y réside.