La ville dé-nommée (1)



L’exercice consiste juste à ne pas nommer la ville, à escamoter le nom. Pas une gageure en comparaison de la disparition d’un e.

Sortie centrale qui l’autre fois m’avait paru plus imposante. Ainsi va de l’habitude. Se repérer, trouver le point de départ du bus. Pas une pénurie de signalétique, au contraire, un bruit lettré et chiffré. Si tous les panneaux, panonceaux se mettaient à parler, ce serait cacophonie infernale. L’enfer, c’est quand le centre-ville énonce. La recherche de la réponse, d’où part le bus 9, se pratique machinalement le regard porté sur les panneaux, celui qui expose la distribution géographique des points de départ. Cette recherche est immédiatement embourbée dans la confusion, parce qu’une série de zones à lettre unique s’affiche là où on ne les attendait pas. On attendait qu’une seule indication, la mention du chiffre 9, sans signe alphabétique. En fait, après avoir décrypté, c’est par hasard que, regardant le sol, j’y trouve le marquage clair et fléché du bus 9 situé là-bas au bout à gauche. Il suffisait de regarder ses pieds, comme à la gare de Paddington où, dans mon souvenir, le marquage au sol du train vers Heathrow, ou à l’arrivée vers la sortie principale, est d’une grande clarté car pas dérangé par des marquages annexes. Qu’y avait-il sur le terre-plein couvert de la gare de Paddington la dernière fois ? Vendeurs éphémères de produits étalés sur des tréteaux et tables ? Des savons artisanaux peut-être.


Une fois au bout du parcours fléché vers le point de descente et de montée du bus 9, il faut encore ne pas perdre le fil du marquage qui en route soit s’estompe pour de vrai, soit ne retient pas suffisamment l’attention au point que, presque arrivé, se produit un bref moment de perte de repérage, justement du tracé de la dernière ligne droite soudain dessinant une courbe pour signifier la queue qui se forme doucement. Le bus est à l’heure. Pas mal de touristes dans la queue. À un moment vers le début du parcours, le paysage très urbain est réminiscent de la sortie nord de la gare de Tokyo, mais avec une présence encore importante de vieux buildings d’affaires, qui donnent envie un jour peut-être de passer du temps dans le secteur pour absorber l’espace et faire naître quelques touches de familiarité.


Ça bouchonne pas mal et ça se remplit, surtout de touristes. Une collégienne boudeuse monte à bord à qui j’associe bien automatiquement la bouderie à une exaspération retenue de devoir se coltiner ce trajet tous les jours dans une masse de villégiateurs à haute mobilité, souvent à corps très visiblement fatigués, comme le jeune homme à ma gauche dont la tête tombe presque sur mon épaule, qui est rattrapé par sa mère qui me fait un sourire d’excuse, à quoi je réponds par un signe que la situation ne m’importune en rien. Roulant par à-coups, il est intéressant de constater que l’avenue très large est séparée par une ligne d’arbres à main droite qui l’embellit. Il est intéressant de constater que cette ligne d’arbres me fait penser soudain à l’Espagne, à quelque chose, quelque endroit dénoté sud de l’Europe, sans aller plus loin dans la perception d’une similitude avec un lieu précis. Naît ainsi une certaine petite jouissance amusée à se dire que c’est l’Espagne certainement pour soi seul à main gauche, alors qu’à main droite défilent maintenant presque au pas les murailles et portails d’un énorme temple. Le lieu massif, aménagé en conséquence de sa capacité à concentrer des flux compacts de visiteurs, est encombré de bus de transport de touristes qui sont sans doute la cause principale du ralentissement qui un peu plus loin se détend notoirement. Il ne reste que très peu de touristes à bord qui descendent tous un peu plus loin. Le bus semble soupirer d’aise et accélère vivace, comme une calèche déchargée d’une masse considérable qui maintenant retrouve une vélocité qui sent sa joie de vivre. Ôté ainsi d’un poids, le véhicule caracole. À main gauche, l’entrée d’une rue marchande couverte d’où émane le quotidien. Plus loin, un reste de toiture protégeant le trottoir d’une rue marchande probablement encore plus marchande autrefois. Il est temps de descendre.


L’appli a beau avoir indiqué quelques lieux possibles pour y déposer le sac en consigne, rien n’est mentionné une fois sur place, ce qui fait que le sac restera sur l’épaule ou à bras tendu jusqu’au tout dernier moment en début de soirée et contribuera grandement à la fatigue. Cela commence très mal, visuellement parlant, même si ce n’est pas la première visite dans le secteur. On n’oubliera pas que ces larges avenues sont les cicatrices massives pas récentes d’un massacre territorial, sans doute encore très provincial à l’époque de l’aménagement quand elles ont été construites, c’est-à-dire en délogeant des résidents de leurs habitations qui constituaient des agrégats de petites maisons aux tons bois foncés qui, si encore debouts, seraient justement aujourd’hui des destinations touristiques dans la catégorie vintage good old time. Ces avenues, telles des périphériques, sont des hurlements de sauvagerie, de destruction de l’espace, qui râlent depuis en permanence. Il faut tendre l’oreille pour entendre le rauque qui persiste. Leur caractéristique principale et mondiale est que les piétons, très rares, sont les malvenus. Rareté des commerces, commerces de type je descends de la voiture, je récupère et je me tire, ou je ne descends même pas de la voiture, je baisse la vitre.


À condition nécessaire d’oublier un peu le désuet du bâtiment qui a ses soixante années au minimum pour sûr, ce ton jaunâtre en intérieur comme les coques de plastique d’un fax des années 90, des toilettes majoritairement de style japonais à l’ancienne incompatibles avec l’âge du capitaine et les mœurs contemporaines, le reste, une partie seulement, est en fait somptueux. À l’étage supérieur se trouvent des salles d’exposition de tenues de théâtre traditionnel à couper le souffle. Il n’y a personne. Il est toujours important et bête à la fois de souligner qu’il n’y a personne dans ce genre de musée de poche très peu fréquenté pour se faire valoir d’avoir trouvé une perle, sentiment vite gâché par l’apparition d’un visiteur, une autre personne dont la présence soudaine invalide l’affirmation précédente, et casse son effet de fanfaron qui voudrait souligner sa supériorité à avoir déniché un lieu tout aussi exposé qu’un autre, qui n’a rien de secret puisque figurant sur tous les plans, les guides, les brochures, les flyers, les pamphlets, les écrans d’apps, les vidéos en ligne avec des crétins fanfaronnant sur l’air d’avoir déniché comme on dirait créé un lieu hors-radar qui n’existait pas avant d’y être soi-même allé, telle la découverte d’une Amérique qui n’attendait que soi pour corroborer son existence.


L’abord de la première ruelle perpendiculaire amorce pour un temps un ressenti de montagne russe, passant d’un moment de dégoût à la vue du bâti, à des moments contredisant catégoriquement le malaise. Grains de beauté dans tout cela. 


Ce n’est pas le terme culture qui me fait sortir mon revolver, mais le terme 創作. C’est épidermique, presque anaphylactique. 創作 dit la pancarte. Vous prenez une bâtisse ancienne bien entretenue, au bois peint bien sombre, vous y mettez à l’intérieur une foultitude d’objets à vendre aux desseins souvent peu clairs, vous mettez dans le tas un type habillé en kimono, qui lui confère automatiquement un air de mystère ésotérique comme une chasuble vaticane – il possède le code du saint Graal, deux tours de la molette vers la droite jusqu’au chiffre 5, un tour à gauche jusqu’au chiffre 2, le code de la boîte aux lettres de la maison – et vous créez l’émotion d’y être vraiment pour de vrai, l’Espagne des matadors. Sauf que cela ne fonctionne plus du tout. Je l’imagine le soir au comptoir mystique et bourré. Une petite conversation avec qui semble être le patron, lui pas déguisé, la soixante-dixième passée chevrotante, dans un moment de dialogue avec une dame venue de loin et son interprète que j’ose interrompre. On échangera très bientôt nos cartes de visite avec la dame, mais pas avec le monsieur. Elle reconnaîtra la marque de mes chaussures de Tasmanie à l’origine fabriquées au Vietnam par des mains qui ne prennent jamais de vacances. Tu vois chérie, on est des retraités à l’aise, on marathonne dans les flux, on est cons, pire que des balais. Je fais l’éloge de mes chausses tombant dans la promotion automatique du produit. J’apprends qu’on donne à l’étage des sessions d’activités culturelles diverses. Je promets de revenir, ce qui sera fait quelques heures plus tard, mais juste pour confirmer la position géographique du lieu et prendre une photo du panneau à l’entrée figurant le terme 創作.

Plus loin c’est bien, c’est mieux côté bâti. Un très beau temple de poche noyé dans la verdure au fond duquel un jardinier juché en haut d’un escabeau soigne les extrémités des branches d’un arbre évasé. En Espagne, on aurait déjà échangé un mot. Pas un seul siège bien sûr dans un endroit qui demande, qui implore, qui geint, s’accrochant aux basques, au bas du kimono, de pouvoir y poser ses fesses, même sur un tabouret dur comme une torture.


Mais c’est noté.


Clairement, il y a une énorme attente, l’appât du gain, du gros gain. C’est là que le commerçant parvenu expose la seule chose qu’il sait transmettre en filigrane, son appétit. Habillé stratégiquement et par goût en veston, je dois quelque part faire résonner la possibilité de faire venir sur les lieux le roi de Shangri-La, la reine de Circée et sa cour, un richissime couple qui ne perd pas une minute à tergiverser sur l’achat d’un kimono bas de gamme mais très beau vu à distance. Dans l’une de ces boutiques superbes, je tombe avec beaucoup de chance sur un homme assez jeune qui descend d’une petite camionnette et s’avère être le patron de cette institution. Échange de cartes de visite, explication de ma part de la situation. Il me dirige d’abord sur un site web de réservation, puis après une courte hésitation, me propose de m’informer en direct des détails par courriel, qu’après quatre jours j’attends toujours et sans peu de surprise. Mais quel beau lieu ! Quel beau lieu pour ce qui s’est brièvement offert à la vue.


Plus loin se trouve une échoppe-usine de sessions de port du kimono à la chaîne, MacKimo, tarif de groupes mélangés avec des inconnus tous jeunes en bermuda et tee-shirts, ou en tarif privatisé.


Plus loin encore, avec une visite improvisée d’atelier qui est le clou de la journée, on m’annonce un tarif de cinq fois le prix de l’usine à cinq minutes pour une heure d’expérience de port du kimono. Aucun argument pour justifier ce tarif. On monte progressivement en mode doucereux allusif sur les possibilités multiples de services arrangés sur place. Alors que je remets péniblement mes mocassins, ébaubi par ce qui a été vu en étage, l’atelier dénué de fioritures déco, des merveilles vraiment, on me signale comme prompt de génuflexion qu’un célèbre couturier européen est passé ici, panonceau d’information à l’appui derrière moi que je fais mine de regarder de biais, trop occupé à fourrager avec les chaussures qui résistent à la pénétration plantaire. Je dis : “Ah oui ! Le fameux …” pesamment sur les trois points de suspension, à quoi on me répond avec un sourire de connivence : “Oui ! le fameux …”, avec trois points de génuflexion en résonance. Epreuve passée avec succès. À la question de l’identité des bâtiments juste en face, dans cette ruelle marquée par un revêtement de chaussée qui signifie “ici la municipalité en a fait une ruelle remarquable”, on me répond avec beaucoup d’amabilité et de détails, mais avec un point d’interrogation sur la nature du bâtiment un peu à main gauche au sujet duquel “on ne sait pas ce qu’ils font”. Ne pas savoir ce qu’ils font juste en face, ou juste un peu plus loin, est un aveu sincère et le signe de la limitation considérable de la connaissance de son environnement immédiat. Une redondance dans les heures qui suivront.


Après trop de marche sous le soleil et le sac qui pèse toujours plus, après un déjeuner où je me dis que la cuisine est bien trop salée au total, sentiment gustatif qui sera encore confirmé ailleurs au dîner dans une cantine avec des familles et des enfants, il est temps de trouver l’arrêt du 204 qui doit mener à l’hôtel minable, dans le sens d’âge avancé et de précarité mais suffisance des aménités, situé dans un quartier jusqu’alors inconnu pour y passer la nuit. Une belle courbe à proximité de l’arrêt où une jeune fille déjà assise sur le petit banc est habillée dans un ensemble complexe avec des volutes d’une tenue sombre de soirée de Halloween, tenue sophistiquée jusqu’à la coiffure et les divers accessoires aux cheveux, micro-chapeau de sorcière et – mais ce n’est plus clair déjà en mémoire – des bagues aux doigts. Le bus circule bientôt à travers des territoires déjà connus dans leurs grandes lignes. Il est satisfaisant à chaque fois de pouvoir se repérer, reconnaître maintenant le pont sur la rivière où, avant d’enjamber le tablier, se trouve une boutique de senbeis dont la composition comporte invariablement un nombre d’additifs considérable. C’est à ce moment que le paysage dehors se cale sur la perception du territoire tel que nourri dans l’esprit par le compagnonnage récurrent des cartes et des plans. Grosso modo, la direction est connue même si le véhicule pénètre maintenant véritablement dans un territoire jamais parcouru alors que le soleil tombe vite. L’avenue finale qui monte est excellente, bordée d’arbres luxuriants et aussi d’une série de bâtiments à très forte singularité. Ce n’est pas l’Espagne qui revient en flash mémoriel, mais bien plus Lausanne, et très précisément le boulevard de Grancy à proximité de l’avenue du Rond-Point, celle-ci ne méritant pas le ronflant d’avenue. Bien sûr, on pourrait très facilement arguer de la folie du patient qui voit sur ces deux lieux très éloignés, ici l’avenue Shirakawa, des ressemblances impossibles à élaborer – il suffirait d’aligner une photo de chacune de ces voies urbaines pour n’y trouver peu sinon aucune ressemblance –, mais ce serait faire une erreur totale de compréhension d’une telle situation qui arrive somme toute assez souvent : le flash de connivence territoriale, quelque chose qui n’a rien à voir avec le souvenir mais avec la spontanéité d’une mécanique d’assemblage absolument pas maîtrisée par soi qui n’est que témoin penaud et impuissant, sinon que de constater l’apparition fugace mais tangible sur son écran mental d’un flash d’association de lieux. À main gauche alors que marchant maintenant en montée sur l’avenue, le ciel aussi est en mode flash arrêt sur image d’une formidable explosion atomique figurant un ciel sans le moindre relief, le moindre dégradé de couleur, parfaitement jaune doré, parfaitement immobile sinon que progressivement moins éclatant, dans la direction très approximative mais voulue du lac en contrebas de rues perpendiculaires qui le lendemain matin vont exposer des territoires vraiment charmants, sans aucun lien avec l’image totalitaire de la ville telle que bombardée par le discours marchand qui ne laisse aucune échancrure possible d’y trouver autre chose, sauf à prendre le 204.


Le lendemain matin tôt, sans plan précis pour l’heure qui vient, le territoire perpendiculaire à l’avenue si calme la veille, la nuit tombée si vite, le jour fonctionnant comme une aorte majeure de la circulation automobile dense, je tombe sur un ruisseau joliment aménagé au bout qui offre des poches résidentielles très chics, luxuriantes de verdure, parfois de manoirs imposants et de très bon goût. On dirait les arrières riches provinciaux précieux de Kichijōji ou du Mitaka oligarchique. À la première bifurcation à proximité d’un petit pont qui traverse le ruisseau, un homme probablement d’un âge identique au mien, visiblement résident, blanc, l’air étonné et un peu beaucoup soucieux, si pas irrité, sur le visage de par ma présence mobile – mais on se trompe si souvent sur l’interprétation d’un visage – manipule une sorte de soufflerie de très petit calibre qui, par manque de puissance – un pur gadget à la sonorité aiguë –, peine à faire s’enfuir les feuilles mortes qui commencent par endroits à joncher le sol. On aurait pu prendre un café ensemble.


C’est peut-être lors de notre dernière conversation avec l’AVC que M m’avait encore dit qu’il était toujours disponible pour appeler ce bar de sa connaissance à accès exclusif sur introduction, perspective repoussée plusieurs fois pour cause de temps ou de fonds indisponibles. Cette fois-ci j’étais partant, mais une rupture du tissu épithélial en aura décidé autrement. Ce n’est pas une bonne idée d’aller sillonner à 15 h un quartier du soir. On voit les coulisses sans fard, la logistique en action, les cartons, les caisses de polystyrène, un monde affairé qui n’hésite pas à klaxonner pour se faire écarter les bovins qui bovinent encore et toujours des kilomètres sans fin. C’est intéressant de sillonner à 15 h. On voit tout, on comprend tout.


(à suivre)

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