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Conversation de comptoir - extrait


K nous a dit qu’il était de nationalité chinoise, à l’origine, nonchalamment. Nous avons atteint ce niveau de familiarité.  Sa relation de soi dans l’axe d’une histoire qui le dépasse, qui va au-delà de sa génération - ce que nie, négative, zappe par exemple le terme massivement idiot de “half” en japonais - j’y reviendrai - m’aura permis de remettre sur le comptoir ma conversation entamée ailleurs une autre fois avec M assis à ma gauche, sur la présence ou pas d’un autel consacré aux ancêtres dans leurs appartements respectifs. M m’avait déjà répondu par la négative. A Tokyo en tout cas, il n’en avait pas, mais dans la maison ancestrale en province oui. J’ai donc posé la même question à K qui m’a répondu par la négative, pour poursuivre sur le fait que son père :
- était chinois.
- avait été arrêté par l’armée japonaise.
- avait été déporté à Hokkaido pour travailler comme _esclave_ dans les mines de charbon. A noter que le terme “esclave” est ici un ajout personnel.
- n’avait pas voulu retourner en Chine et sa misère quand le moment se présenta.
- avait sauté du train qui le menait vers une ville portuaire pour un départ forcé vers cette Chine-là.
- avait erré un temps à Tokyo.
- avait rencontré la japonaise qui allait devenir son épouse, qui parlait un peu chinois. Je ne me rappelle plus des circonstances qui ont fait qu’elle parlait un peu chinois. A redemander donc.
- ne parlait à l’origine que chinois.
- avait fini par maîtriser le parler et la lecture du japonais, mais pas l’écriture.
- n’avait pas voulu être enterré au Japon.
- avait vu ses cendres déversées dans la baie de Tokyo, le courant les amenant en principe en Chine après un temps incertain.
- à noter que le déversement des cendres en mer est régi par un règlement scrupuleux et des zones définies. Mais ceci n’est certainement pas particulier au Japon, tout comme les quatre saisons ne sont pas la propriété de Vivaldi.

Sur K.
- jusqu’à la mi-enfance, il avait un nom chinois.
- la famille entière, son père et la fratrie, avait postulé pour la nationalité japonaise.
- ce qui fut très compliqué à obtenir avec visites de la police et contrôles divers en coulisses.
- avait ainsi hérité du nom de sa mère, gardant son prénom chinois désormais prononcé à la japonaise.
- avait appliqué à la lettre la recommandation de sa mère de dire immédiatement bonjour quand allant chez les copains pour être bien vu des adultes.
- ce qui avait parfaitement fonctionné.
- n’avait pas de souvenir de brimades en classe.
- pense avoir eu de la chance sur ce point.

Il garde chez lui exposées deux photos de ses parents qu’il salue mains jointes tous les jours. Il nous montrent deux autres photos peut-être identiques, de petite taille, discrètement collées sur une barre en bois perpendiculaire au comptoir. Elles sont à peine discernables sauf pour lui dans sa position de pourvoyeur de cafés et autres boissons. En me penchant, j'aperçois vaguement sa mère, à peine son père. Je lui demanderai à l’occasion de pouvoir m’approcher. 
(…)