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Manquer la diligence



De bon matin, soleil luisant, ciel radieux, mont Fuji avec de la mousse au sommet du bol à raser. Je me dirige vers l’arrêt de bus en contrebas à cinq minutes à peine à mon rythme, rapide, d’autant plus que cela descend. Je croise et dis bonjour à la même dame âgée que la dernière fois, qui remonte la pente, qui me sourit, qui vue à distance quand il est encore difficile de distinguer les traits, ressemble, ou plus exactement, fait penser à une clocharde au moment où le malaise vous force à envisager couard même si brièvement qu’il faudrait changer de trottoir. De proche, elle n’est pas clocharde, mais ses habits comme sa coiffure démontrent que le maintien et le soin de soi pour les autres n’est plus du tout un sujet. Elle a un beau sourire que je lui rend, et sans m’arrêter, je fais une remarque sur le beau temps frais que l’on a ce matin. 

Trop de moi, trop de je, mais c’est un journal, non?

Il est 6:55 environ quand j’arrive devant l’arrêt de bus en pleine campagne, plus exactement au milieu de nulle part, et pas en campagne mais en semi-montagne de passage. Trois ou quatre voitures passeront dans les 20 minutes suivantes. A 6:59, la trace numérique faisant foi, j’envoie à Henri Zerdoun qui est en ligne trois photos du mont Fuji au loin, Henri avec qui j’ai repris langue hier soir. J’avais aperçu un avis de décès, d’un homonyme. Nous avons parlé de son expo sur laquelle je vais revenir, de la cuisine, particulièrement du Moyen-Orient et d’Afrique du nord, de la Tunisie. Le bus de 7:03 se fait attendre et je l’attends avec de plus en plus de doute alors que l’horloge numérique dépasse les 7:10. Le bus ne vient pas. Je suis progressivement furax et démoralisé, pris à la gorge de devoir conclure que cette sortie conçue comme bienfaisante à l’âme est compromise par quelque chose d’imprévu, que le bus a été zappé, ou que le conducteur s’est permis de passer avant, que la perspective de changer de décors même pour deux heures, même pour aller au Starbucks de Gotemba - nourriture pré-mâchée infecte, musique mécanique a-mélodique débile mais vaste lieu somme toute confortable qui _fait urbain_ - un hangar qui à Tokyo serait plein, et qui ouvre ici à 7 h du matin dans Gotemba qui est connu pour être un désert de cafés - les chaînes ne manquent pas qui ouvrent à 10 ou 11h, ainsi que les rares cafés de gestion indépendante, les quelques boulangeries du coin ne font pas café ni même n’offrent-elles la moindre petite table et petite chaise à l’extérieur, dans ce péri-urbain qui est le summum pour ce qui est d’observer des flux, ou s’y insérer. Je regarde encore une fois sur le panneau sali du bus qui fleure bon ses années 80 que celui de 7:03 est quotidien. Il ne fonctionne pas pendant Obon, et autour du 1er janvier. Et puis l’âme lourde mais les bagages légers - deux sacs isothermes prévus pour les produits congelés dans l’expectative d’en acheter en bas, l’un contenant deux congelettes (on dit chaufferettes, donc pour l’opposé thermique, on dira congelette), l’autre un exemplaire en retard du London Review of Books - il faut sortir sa lecture comme d’autres leurs chiens - un masque supplémentaire au cas où le principale s’éclipserait; je prends un détour pas fréquenté pour temporiser et éviter cette route principale, et traîner des pieds pour diffuser le mécontentement à travers l’effort physique; personne sur le chemin bien sûr. Je débouche au niveau de l’hôtel à chiens, un hôtel qui accueille à bras ouverts les propriétaires canins et pas de petites tailles qui peinent à trouver des destinations avec nuitées pour les bipèdes accompagnés de quatre pattes - mais c’est un domaine qui a le vent en poupe avec tous ces couples qui enfantent plus de chiens que de petits d’hommes - hôtel qui s’est ainsi sorti du marasme du au Covid, qui fait paraît-il un carton le week-end, à l’arrière duquel ils ont installé une aire  de jeux - un terrain pour s’ébattre - et une piscine canines - les humains n’ont droit qu’à la salle de bain très étroite qui date de plus de trente ans des chambres rudimentaires qui rappellent celles en étage des saloon dans les westerns où il n’est jamais clairement question que l’on va y baiser avec les prostituées. 

Et donc retour au bercail. Il fait superbement beau, et frais comme un novembre à Tokyo. Le décalage climatique est remarquable.



Mais je m’en fous.

On m’a privé de sorti. Je vais me plaindre, les attaquer en justice - le clamer seulement - passer un coup de fil, ce que j’ai fait sur place mais bien sûr c’est un répondeur qui a répondu, à 7:25, la trace numérique faisant fois. On peut s’espionner soi-même. Et puis par curiosité, je cherche et trouve le site web de l’entreprise de transport, m’y ouvre un compte, trouve le module de recherche d’horaires bien foutu pour une fois, avec un anglais pas native bien sûr mais acceptable, et je m’y prends à plusieurs fois parce que le premier résultat m’est insupportable qui suggère, non, qui indique sans le dire que le bus de 7:03 ne fonctionne pas les week-ends. 

Mais il y a plus important, [l’installation photographique d’Henri à la Bibliothèque Communale Hergé], 211 avenue de la Chasse, 1040 Bruxelles. Courrez-y comme on dit en mode médiatique. Installation photographique, c’est à dire tourniquet sur écran parce pas de budget pour des tirages papier hors de prix. 

Vous prendrez de ma part au choix le :

Tram 81 : arrêt Place Saint-Pierre
Métro 1 & 5 : station Mérode
Bus 36 : arrêt 11 Novembre. Inutile d’attendre la date imperturbable.

La conversation ou le désir de l’autre. M’enfin, Henri! C’est de la provocation ou quoi? Vu d’ici, dans ce désert de communication et d’envie de l’autre. Tu vas faire en sorte que je reçoive le catalogue. Super, super! Tu dis ironiquement mais avec espoir que je pourrais accrocher quelques clichés ici - je te réponds que personne - si, deux - ne regarde déjà les aquarelles de Martin alors qu’elles sont bien visibles sur le passage qui débouche sur la terrasse. Personne, pas même le propriétaire de la galerie pas loin dont les photos sur la carte de visite promotionnelle suggèrent que les croutes sont toujours d’actualité. Mais bon, ouvrir une galerie même si de rares week-ends suppose un certain intérêt pour autre chose, un intérêt pour l’inutile essentiel, l’art donc. 

Je n’irai pas à la station Mérode qui sonne comme Nemrod - Edward Edgar - mais j’anticipe de feuilleter ton catalogue, toi qui sait parfaitement ce qu’est la conversation et le désir de l’autre.



####Littérature de passage et de domination

En voila un qui est passé à travers les mailles du filtre, François Laplantine, Tokyo, Ville flottante : scènes urbaines, mises en scène, 2010.

Note de haut de page : c’est sur le sujet du métissage que François Laplantine est apparu dans le pinceau lumineux et étroit de l’intérêt, et les premières pages lues à ce sujet me sont passionnantes. Mais le titre de son livre sur le Japon est apparu lui en bas de page, qui a déclenché l’habituelle curiosité comme l’ouvrage de 2010 n’avait fait sonner aucun bip sur l’écran radar pourtant furtif et fin limier d’Ecrirea.tokyo.

Pour la forme et même pour le dire franchement, en mode automatique, j’ai cherché Villa Kujoyama François Laplantine pour faire chou blanc. Il n’était pas issu de l’atelier de fabrication des japanolesques. Et puis les premières pages, les gratuites, sont apparues via Kobo.

Ce livre n’est ni un ouvrage de spécialiste ni un journal de voyageur. C’est un texte d’apprentissage ou plutôt de désapprentissage par rapport à un mode de connaissance européocentré. Il s’est formé dans la rencontre de deux expériences différentes. La première est un séjour de deux mois que j’ai effectué à Tokyo en 2008-2009. La seconde est l’intérêt que je porte à la littérature mais plus encore au cinéma japonais depuis plusieurs années.

Laplantine, son ouvrage, entre donc dans la catégorie taxinomisée de la littérature de passage, et l’on pourrait ajouter même si c’est le cas majoritaire, la littérature de passage dans le cadre d’un enseignement universitaire court au Japon. Somme toute, c’est un cas identique à Barthes, quelques décennies plus tard.

Plusieurs auteurs ont décrit la sensation de dépaysement qu’est susceptible de provoquer le Japon. Parmi eux, Chris Marker dans un texte intitulé Le Dépays1 et Lafcadio Hearn dans Ma première journée en Orient2. Ce dernier, fils d’une jeune Grecque et d’un Irlandais, naît en Grèce en 1850. Il vit successivement à La Nouvelle-Orléans et en Martinique et est le seul écrivain étranger qui soit devenu japonais en épousant (en 1890) la fille d’un samouraï. Pour Lafcadio Hearn – qui s’appelle désormais Koizumi Yakumo – ce « bizarre pays » est devenu son pays.
L’écrivain écrit à la première page de son livre : « Ne manquez pas de noter vos premières impressions aussitôt que possible. Elles sont évanescentes, elles ne reviendront jamais. » J’ai suivi son conseil.

Le conseil n’est pas de Hearn mais de Basil Hall Chamberlain. C’est Hearn qui le rapporte dans la toute première ligne de son ouvrage Glimpses of an Unfamiliar Japan. 

“Do not fail to write down your first impressions as soon as possible,'
said a kind English professor [2]
whom I had the pleasure of meeting soon after my arrival in Japan:
'they are evanescent, you know; they will never come to you again, once
they have faded out; and yet of all the strange sensations you may
receive in this country you will feel none so charming as these.' ”


Selon les circonstances (tsugo) et les situations, deux notions indispensables pour comprendre la langue et la culture japonaises, votre interlocuteur est susceptible de se transformer

Tsugo, 都合. Qu’est-ce qui leur prend avec ces insertions inutiles mais oh combien chic! Est-ce une coquetterie? Qu’est-ce qu’apporte ce tsugo dans sa graphie extériorisée en alphabet qui n’est pas l’écriture japonaise?

La première tentation consiste à absolutiser la mystique. Elle existe bien à Tokyo, mais la ville n’a rien de métaphysique. Elle n’est pas particulièrement religieuse. C’est une ville, comme l’ensemble du pays, parsemée de temples et de sanctuaires mais habitée par des hommes et des femmes indifférents à ce qu’il y a de doctrinaire dans les religions révélées. 

L’individu est bouddhiste lorsqu’il va dans un temple bouddhiste. Il est shintoïste lorsqu’il se rend dans un sanctuaire shintoïste. Il peut même éventuellement se marier dans une église chrétienne et il devient alors chrétien le temps de la cérémonie, mais en dehors de ces temporalités rituelles, il est profondément athée. C’est une question de circonstances, de situation et d’une temporalité qui est celle de l’alternance.

La logique cartésienne consistant à démontrer, à aller d’un point à un autre en avançant progressivement, en suivant des chaînes de causalité argumentative, est étrangère à la tendance dominante de la culture japonaise. Elle peut même indisposer. ...

La littérature de passage est une littérature de domination. Une fois avoir averti de son amateurisme, l’auteur se pose en descripteur qui sonne comme prescripteur. Je lui donnerais une légitimité s’il avait l’usage de la langue, la parlée, l’écrite pour la lire. Comme Barthes, il n’en est rien, mais son rang appelle la génuflexion qui convient. Il s’agit d’impressions soleil-levant articulées autour d’une maîtrise de l’analyse ethnographique, sur un ton assertif et définitif, comme Barthes qui n’a pas écrit sur Shinjuku Nichomé et c’est bien dommage parce que là, il tenait une fameuse légitimité, y compris celle de divaguer.

Quant au lecteur, c’est acquis, et malgré l’aveu d’amateurisme, il va - il ne peut que -  en quelques lignes prendre l’auteur pour un spécialiste de Tokyo, en l’occurence, ville flottante comme un poncif, Shinjuku comme un sens unique, l’athéisme comme une religion, l’indifférence à la doctrine, et donc un choix d’attitude sur la base d’un savoir de cette doctrine avec comme stratégie d’y être indifférent - n’est-ce pas? Profondément athée avec toutes ces superstitions et esprits qui ne demandent qu’à se manifester. Quid du duo pragmatisme et pensée magique qui colle comme un théorème explicatif de tant de choses? Quand à la logique cartésienne, il faut rendre à César la responsabilité de l’indisposition qu’elle peut provoquer, et ne pas se sentir honteux pour René. 


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