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Misérables beignets



Je préfère les circonstances de l’artiste que l’oeuvre, souvent. Lire la plus récente biographie de Francis Bacon, un tome comme qu’on disait autrefois, épais comme un annuaire téléphonique (le choeur : un quoi?!), c’est lire les circonstances de la personne dont les tableaux ne me parlent que peu. Mais quand il est question pour Bacon à l’âge de 17 ou 18 ans de se trouver à Paris après un séjour dans le Berlin de Weimar, et que les auteurs qui sont allés chercher dans l’imagination un surplus de détails hypothétiques au sujet d’une période de la vie de leur sujet dont il n’existe aucune trace ni même témoin, évoquent en quelques lignes son passage dans un hôtel de la rue Delambre, dont le Lenox, suivi d’une liste dense de tant d’autres artistes qui ont séjournés dans cette rue - tiens, Miller aussi!? - c’est une mini-explosion de souvenirs personnels qui affleurent soudain en surface. On a peut être couché dans la chambre de Bacon, de Miller ou de Zara! Mais comment en être conscient - les lits ont été refaits depuis longtemps et c’est tant mieux - comment marcher dans les traces non-canines de célébrités avec conscience sans une liste en main, sans scander en marchand dans la rue Delambre les noms de ces chers disparus à notoriété variable? Certes, visiter le cimetière proche est une solution, pour certains, mais pas une perspective très joyeuse. Encore que.

Pas la glose

C’est un peu aussi comme avec cette annonce d’une traduction d’un roman de Yoko Tawada qui sort incessemment en anglais, traduit d’un ouvrage en japonais de 2018 - et trop d’efforts à déployer pour trouver le titre original que l’éditeur et toute la glose de pré-vente enthousiaste de ces célébrités qui encensent l’ouvrage peut-être pas lu au-delà de l’annonce de presse et des premières pages gratuites passent sous silence - me force à avouer que le genre roman ne m’intéresse guère. Mais pas la glose qui tourne autour. Non, pas la glose. Dans un hypothétique futur, le Japon a disparu. Déjà qu’il n’existait pas, c’est une évolution, une prise de conscience logique. Mais bon. Il me serait plus facile - s’entend, plus rapide - de lire la traduction que l’original, mais les premières pages gratuites en anglais ne sont pas encore disponibles au moment où j’écris ces lignes. Mais je sais que la lecture de la traduction me sera pénible parce que c’est le genre roman qui ne n’enchante plus. La motivation du roman par contre, si. 

Aller

Aller, on peut lire les premières pages kindle en japonais , ce que je tente de faire. Ce n’est pas que sa prose soit difficile, au contraire. Mais n’ayant eu l’habitude presque exclusive de n’avoir lu et traduit que des rapports administratifs chiants, des descriptifs techniques mal fagotés - c’est à dire trop souvent manquant de sens - ou des articles de technologie très bien écrits mais au vocabulaire pragmatique dont on a vite fait le tour - la littérature japonaise ne m’a jamais accroché les neurones. J’avoue mon incluture totale. Mais sans doute c’est le genre roman qui perdait déjà de son attrait. Pays de neige, ça commence enfin quand ça finit. Mishima, guignol musculeux. Non, une notice technique, un mode d’emploi d’appareil photo vous donne au moins la satisfaction d’un systématisme du propos. Alors que le roman, ou les ouvrages d’idées qui trop souvent n’en peuvent plus de ne pas démarrer, comme un avion qui roule sur la piste sans décoller, non, vraiment. 

Biaisé

Bien sûr qu’il s’agit d’une vue biaisée, mais c’est une vue biaisée que je revendique. Les premières pages de 地球にちりばまれて sont extrêmement faciles, consternante de ... simplicité?pauvreté? C’est le style coco et puis tes longues phrases trop longues à la con, c’est complètement has been - mais la lassitude me gagne très vite, d’autant que le protagoniste parle de l’ennui à regarder la télévision. Mais c’est un roman tu comprends, et il ne s’agit pas d’évacuer l’ennui de regarder la télevision pour te faire plaisir, tout cela parce que tu te complets à ne pas la regarder! C’est un roman sur mesure que tu veux? Comme un complet taillé sur pieds? Non, c’est plus de glose encore sur ce qu’évoque l’auteur dans un ouvrage dont l’analyse m’intéresse plus que la lecture de l’ouvrage lui-même. Mais au stade précoce de la mise en vente, quand les médias y vont du copier-coller laudatif de l’annonce de presse au coller-copier de la quatrième de couverture, il n’y a rien à faire que d’imaginer la glose analytique soi-même.

Dystopisme, à une époque où le Japon a disparu, corps et bien, mais se perpétue dans sa version Journal du Japon sous quantité de latitudes passionnelles. C’est un peu comme si un pays d’abord imaginé se perpétue dans la production incessante de fans créatifs de suites sans fin. On était partie de sushi au thon rouge, le plus mauvais morceau, pour arriver au sushi aux graines de chia, et en trouvant le bon liant adhésif, des malins ont remplacé le riz qu’est pas bon pour la ligne par les graines de chia elles-mêmes. C’est donc chia surmonté de chia, avec une feuille de nori pour tenir le tout. Le sushi au falafel dans cette époque future est déjà du passé. 

“homemade language. no country to stay in. three countries I experienced. insufficient space in brain. so made new language. homemade language”
“Her troupe travels to France, encountering an umami cooking competition”,

Là déjà, c’est déjà trop hilarant. Cela mérite presque de ne pas poursuivre mais s’arrêter longuement, parce que le Japon a déjà disparu, pas en une formule ukrainienne, mais dans une formule à extensions sans fin, extensions hors-sol s’il en est. Encore un effort avant que de remplacer le Parc Asterix par le Parc Cool Japan. L’évocation de cet ouvrage de Yoko Tawada m’occupe tellement l’espace étroite de ma pensée qu’il ne reste plus de place pour le lire. Mais de la place pour le considérer, si, plein. 

Enfin si, on trouve une recension du roman déjà sur Asian Review of Books ici, recension très intéressante, tant et si bien qu’elle m’engage à en lire d’autres. 

Apprendre que Tawada n’utilise aucune fois le terme Japon dans le roman est source de petits rires anti-stress sans fins, un truc qui fait sourire comme une pub de dentifrice.

C’est vraiment la disparition, un peu comme une mayonnaise à la George Perec, qui est une mayonnaise sans oeuf.

Even the word “Japan” is absent from the novel. For the reader, Hiruko’s nationality is obvious, but Tawada never refers to Hiruko or her first language as “Japanese”. Instead, the novel is a running commentary on the ubiquity of “Cool Japan’s” soft power, even divorced from Japan itself. Hiruko looks like she’s from an anime, and other characters discuss cosplay. Sushi is one of the novel’s most important motifs.

Un commentaire fleuve sur l’ubiquité de Cool Japan! sans mentionner Cool Japan! 

Vraiment, pour un auteur, les recensions font courir le risque de perdre un lecteur accro de recensions, de toujours plus de recensions comme excuses à ne pas lire l’ouvrage.

Recension des lieux en marche

Premier dimanche à Paris de Henry Miller - dans Letters to Emile - demeure ma référence fondamentale, l’un des modèles de l’écriture en marche, plus simple que Jacques Réda, plus terre à terre. Ce n’est pas être passé devant la tranche du livre sur une étagère qui m’a remis en mémoire le texte de cette lettre essai, où Miller epistolaire s’exerce à trouver son style, mais la collision douce de petites circonstances l’autre jour férié qui ont fait que ceci, qui ont fait que cela.

Miller y est nul mais heureusement brièvement quand il se monte le bourrichon mayonnaise à citer alors qu’il passe près de l’Hôtel de Ville ces journées révolutionnaires auxquelles il n’a pas pensé sur les lieux, de la même façon que sur la rue Delambre une prochaine fois, j’oublierai, sauf à demander à Google Tasks de me le rappeler sans faute en prenant en compte le décallage horaire, au moment de la détection gps de ma présence dans cette rue. Est-ce faisable techniquement au lieu de se faire tout simplement espionner en permanence?

Il y a eu cette remontée de Kagurazaka donc et l’idée bonne de bifurquer, et cela faisait longtemps, par les tangentes - périples marqueurs de cette période immobile d’il y a deux ans où le confinement mental se reflétant dans le quasi vide des ruelles et rues était à son comble. Bifurquer donc, à commencer par une des plus fortes déclivités du coin, la pente Jizo-zaka à main gauche presque après la pâtisserie Isuzu.

Notes et redites : c’est en me référant en parallèle à cette écriture à Google Maps que je trouve le nom de cet pente, nom que j’oublierai à l’instant, sa dénomination n’aidant en rien à la construction mentale du territoire. Une pâtisserie sent la crème anglaise et le lait, alors qu’Isuzu est une pâtisserie de la tradition du sucré japonais où le lait est absent. Faut-il invariablement utiliser le qualificatif traditionnel? Pourquoi ne pas en sortir avec une confiserie? Quelle est la source véritable de ce malaise substantif?


Mais reprenons la marche. Je n’avais pas de souvenir attrayant sur le comptoir à café Why Not Specialty Coffee, et je m’attendais même à sa disparition. Il est en fait toujours situé un peu après ce superbe virage villageois - autour c’est très bourgeois prout prout avec touches hipsters - d’ailleurs s’y trouve sur le plat le chantier d’un immeuble de la série Proud, le chic immobilier à péremption de trente ans, Proud qui de prout n’a que l’espace de la différence d’une lettre. Les échos d’un territoire en surplomb d’où l’on voyait loin, autrefois, à une époque non-vécue et pour laquelle je n’ai aucune nostalgie même fabriquée de toute pièce, se dégustent encore sur le terre-plein du Koshoji. La jeune femme au comptoir de Pourquoi Pas (いいんじゃん?) a un côté maternel, et je suppose des clients réguliers qui soutiennent son commerce comme ce n’est pas une rue de passage. Je prends un café à emporter, et en attendant que cela vienne, je fais les doux clins d’yeux avec masque à une petite fille de quatre ans avec sa maman qui attendent une commande précédente. La lumière est du printemps, totalement, et c’est totalement bien. 

Immeuble jaune seyant



Cette fois-ci, je poursuis consciencieusement sur le plat, puis sur la bifurcation au carrefour suivant, promontoire remarquable d’où s’écoule à main droite une portion ample formant une superbe courbe - immeuble jaune seyant - qui échoue assez brusquement sur la rue Okubo au niveau de la sortie A2 de la station Ushigome-Kagurazaka sur la ligne Oedo. Cette succession de noms et de caractéristiques du terrain routier a pour objet la chose suivante : comme des pièces connues à force de les manipuler une à une dans la main, connues parce que même si rare, le passage dans ce coin n’est pas une première, c’est par contre la première fois que je saisis avec conscience la logique de l’imbrication de cette pente qui débute sur la rue de Kagurazaka, officiellement la rue Waseda, pour finir selon le parcours choisi par un atterrissage sur la rue Okubo. Cette saisie, et la satisfaction qui en découle, celle d’avoir ainsi engrangé, perçu, absorbé une nouvelle portion du puzzle est du même ordre que lorsque trois bouts de cartons aux formes de petits bonhommes qui résistaient à faire sens s’imbriquent enfin pour former un sens et une raison d’être. Satisfaction qui n’existe pas dans le Monopoly.


Mais que va devenir l’hôtel Agnes fermé définitivement hormis des appartements ultraluxe?