Transportabilité des routines
Le chauffeur de taxi est Marocain. Il pratique depuis 35 ans et attend avec impatience la retraite dans deux ans pour continuer à temps partiel. Il amènera pour la première fois ses petits-enfants, ceux d’une fille pas très argentée, au Maroc en été l’an prochain, si dieu le veut. Son frère ainé est décédé à 72 ans. Il s’était rapproché de la religion. On parle du Maroc, du travail, des chauffeurs de taxis parisiens jeunes et explosifs, du Sidi Brahim et du Château-Neuf du Pape. On a une excellente conversation qui se finit par une franche poignée de main. Ce n’est pas le généreux pourboire qui provoque cela. C’est la conversation et la rencontre.
Dans le monorail, tout le monde le nez dans son écran est suspect d’avoir voté l’autre jour pour l’ostracisme argumenté. La chaleur et les voyageurs à bagages lourds excèdent celles et ceux qui partent au turbin, pas en vacances.
Dans l’ascenseur - 22 ans - je lui demande si c’est des vacances. affirmatif. Je lui demande si c’est la première fois. Non, la seconde, la première, c’était en mai. Tokyo parc d’attractions sous le cagnard.
Le chauffeur de taxi est muet comme il se doit. Il n’aide aucunement à placer les valises dans le coffre. Il ne dira pas un mot durant toute la course. C’est l’automate du moniteur de paiement par carte qui s’en charge. Il ne lèvera pas le petit doigt pour aider à sortir les valises du coffre mais se tiendra debout à proximité comme un major d’homme. Il me dira deux mot en français à la fin. Je ne lui répondrai pas, pas plus qu’à un automate. Autres moeurs.
Hécatombe à bord. Ça tire sur tous les écrans.
Un peu de temps pour se rendre compte de la réduction du nombre de toilettes dans l'habitacle.
Comment avez-vous apprécié votre vol?
Avec retenue.
Stade suivant, le paiement par carte pour tirer la chasse. Juste une idée.
Le lendemain pose clairement la question suivante : Le voyage a-t-il eu lieu? Affectivement parlant.
Les lieux visités, résidés, n'existent que dans le présent d'y être, d'y avoir été.
Les gens visités, les amis, les rencontres se situent dans un domaine de pensées distinct.
La clarté des souvenirs des lieux est-elle amenée à s'estomper alors qu'il est si facile de les mobiliser en mémoire, et même en mémoire sélective, focalisée sur un aspect précis. Par exemple la nature et la qualité des sols foulés, surtout les anciens, pavés disjoints, dalles large patinées. Même le sol indifférent du long quai 20B est mémorable et mémorisé, tout comme celui de la longue travée parallèle aux voies de la station Termini. Comme quoi la marche sur des terrtoires réduits mais répétée trace dans la memoire des marques plus sensibles que les paysages.
Sur les moments phares, ce sont les repas ensembles qui dominent dans l’espace des souvenirs immédiats, repas reconstitutions de ceux qui étaient la routine du quotidien de Tokyo avec l’importance de la phase annonciatrice de l’imminence d’un repas qui est l’acte de mettre la table, où l’on s’active brièvement en commun.
Cela m’aurait été indifférent de ne pas retourner à Tokyo tant ces routines vite établies, c’est à dire réifiées, se sont installées comme des jalons d’un ordinaire vécu ailleurs. Nomadisme, à condition de la transportabilité des routines du quotidien, de l’accès à ce qui les rend réplicables. L’antithèse heureuse du voyage d’évasion. Pour tuer un peuple, l’empêcher de réacter au quotidien ce qui fait le sel du quotidien.