Les familiarités


Il y a de quoi désespérer de la ville, des quartiers, mais ne désespérons pas, dans l’immédiat. Tout un chacun sans exception, même avec la meilleure volonté en action, celle d’éviter, même avec la plus grande lucidité qui se croit lucide, tombe invariablement dans les travers chausses-trapes de la société d’hyperconsommation qui est machine de surveillance de tous les faits et gestes à moduler et inciter vers la caisse.


Quelqu’un d’inconnu revenu sur les lieux nommés Koenji après 10 ans est ébranlé par le changement, réel mais aussi certainement en regard et en contradiction avec le souvenir en partie romantisé d’y avoir vécu 10 ans plus tôt. Il n’y a pourtant que peu de changement en 10 ans, sauf sur le vécu de cette personne depuis. Même le MacDo à main gauche de la sortie nord a été remplacé par un MacDo à main gauche de la sortie nord. Seul le remodelage radical de l’espace, élongation de la route au nord qui n’attend que son heure, un jour, pour passer au sud, signifiera un changement majeur à la Shimokitazawa. Mais ce n’est pas le cas encore.

Au sud.

Trop de boutiques de fringues vintage, façon vintage, pseudo vintage et faux vintage ? Qui les honorent de leur présence et de leurs deniers ? Comme dans ce texte d’analyse intéressant sur Shimokitazawa évoqué ici-même il y a quelques semaines, la particularité de l’apparente gentrification – erreur de vocable – d’un quartier tokyoïte est qu’il ne s’agit pas de gentrification comme l’occidentale, mais d’un remodelage hyperlocal soutenu par les propriétaires mêmes des terrains et bâtis qui transitent ou laissent transiter d’une mode à l’autre les espaces tout en gardant la propriété des lieux. Le resto de 60 ans de fonctionnement remplacé par une boutique de fringues ne constitue pas un événement de gentrification mais d’homogénéisation commerciale, de mise à niveau au quotidien à l’attention d’une frange consumériste peu dotée en budget d’achat mais acheteuse de temps en temps avec le micro-crédit. Mais je laisse le micro audio aux anthropologues de la ville qui savent mieux que soi.


Koenji a changé, dans quelle mesure fondamentale ? Mieux vaut y passer le soir parce que les commerces déprimants y sont alors pour la plupart fermés. La pénombre cache le laid niais mièvre convenu. A partir du soir, c’est Noël scintillant toute l’année. En journée, il faut pratiquer le regard semi-introverti, c’est-à-dire ne pas le poser tel un scanner médical pour y chercher la métastase de la médiocrité qui va invariablement apparaître, mais pratiquer la vue semi-myope, ne se laisser porter que par les effets de façades – dans leurs détails seulement – les fluctuations colorées que tel ensemble de chiffons pendus à l’extérieur créent pour soi seul un flux porteur de songes parallèles et à l’unisson du rythme de sa marche. Parfois pourtant le regard et le mouvement s’arrêtent en chien d’arrêt, un peu éberlué de n’avoir jamais remarqué cette maison d’objets d’art anciens dont la devanture est couverte de posters d’expositions se déroulant ailleurs pour cacher à dessein ce que les vitres, si pas ainsi calfeutrées, comme si des bombardements nocturnes à venir, laisseraient voir en pleine vue, un intérieur figé pur jus dans les années 50 jusqu’au fond exposé, où quelqu’un assis devant une table performe quelques tâches administratives. On n’ose pas entrer, ce qui est un tort, même si on n’est pas particulièrement bienvenu.


Ce lieu n’a probablement pas changé depuis des lustres, qui renvoie à un moment où Koenji-sud était peut-être porté sur la culture du beau, pas des fringues.


Le regard flottant flotteux de Desnos, yeux de verre sur une fameuse photo, c’est cela qu’il faut performer, marcher larmoyant mais sans pathos – couper des oignons avant – pour diluer la vue des enseignes, la bêtise des devantures de boutiques de l’inutile, les qui fréquentent cela - si sans eux il n’y aurait rien que le résidentiel muet -  dont le pouvoir d’achat fait que ce n’est pas encore une fois de gentrification dont il s’agit mais de mignardisation, un des cancers de Koenji-sud, quand une boutique de nourritures façon épicerie faussement sélect vous expose des légumes à l’extérieur qui arrêtent les passants du week-end pas encore mariés, pas encore parents, pas encore lestés d’un prêt immobilier à 50 ans, en quête d’un latte pas loin. Le poireau se gentrifie dans sa mise en scène mais très peu dans le prix qui reste plus ou moins proche de celui de la supérette pas loin. La mignardisation des légumes, c’est rendre leur vue sur les présentoirs cause d’une certaine mélancolie.


Ce qui a changé en 10 ans, c’est soi y ayant été absent.


Au Café Violon à Asagaya. Source d’irritation idiote : voir un client arriver dans l’enclos étroit et surchauffé sans un brin d’air apparent de circulation de l’atmosphère garder malgré cela son épais trench anorak sur le dos comme s’il s’agissait d’un gîte d’étape pas chauffé en montagne.


La veille, c’est le train qui s’est arrêté à l’approche de Koenji, assez brusquement, avec un effet sonore d’alerte jamais entendu, un freinage marqué, le message automatique annonçant ce freinage en cours, puis l’extinction de l’éclairage et de la clim, suivi instantanément par l’allumage de l’éclairage de secours aux extrémités des wagons et la découverte sans surprise aucune du profond silence d’un habitacle pourtant assez bondé. Le contrôleur qui ne contrôle plus grand-chose, étant mis au défi de sortir des phrases consacrées automatiques, expose alors une certaine difficulté à finir ses énoncés par des verbes, mais la situation n’étant peut-être pas si rare et en tout cas nullement catastrophique, il annonce qu’en général, ce type d’arrêt intempestif dû à une absence soudaine de jus en hauteur se règle entre 10 et 20 minutes. Je crois même avoir entendu 11 plutôt que 10 minutes, un luxe de précision ou une affabulation, encore une. 


Par contre, l’annonce répétée au moins deux fois qui suit après un temps de vide sonore est une nouveauté : faites attention à vos affaires et objets précieux. Cette mise en garde – alors que recommander par exemple d’offrir son siège à plus vieux que soi qui pourrait souffrir mentalement et physiquement de ce qu’un arrêt intempestif impose d’abord au mental – sur le risque de mains baladeuses en conséquence de la pénombre relative et du silence humain de plomb a quelque chose de déplacé, l’absolue absence de confiance que rien de louche ne se passera hormis les tripoteurs addictifs habituels, l’entretien d’un stress, la focale sur les risques. Cette mise en tension ne dure pas : le jus revient, le convoi démarre et s’arrête enfin à la station en moins de 11 minutes.


Le train était peut-être de la partie, au fait d’une certaine retenue à aller voir à Substack pour une dernière non-session d’Écrire à Tokyo. Lieu jamais fréquenté le soir, petit et bien plus bondé que le train précédent, quelques têtes familières, la plupart de la moitié de mon âge si pas moins, mais apparemment personne dans la soixantaine et plus, mais aucune sensation d’être trop vieux, trop à côté de la plaque. Constatation réconfortante et peut-être illusoire même si je décampe vite parce que debout depuis 4 heures du mat avec un passage à Haneda tôt.


On s’est donné rendez-vous ce jour-là à la lisière d’un bois du côté de Tama qui ressemble à partout ailleurs de périurbain plat, mais avec une présence encore impressionnante de demeures massives, des fermes, et des vergers murés. Des champs. Le café refuge, lieu de réconfort local, est tenu par une dame qui sonne américaine mais qui s’avère être allemande. Elle est extrêmement aimable et attentive. Apparaît un fils qui, je l’apprends alors, vient juste de débarquer de Berlin où il vit. Retour au foyer pour Noël. Nous parlons brièvement de punkitude, lui ayant vécu le bout de la comète du squat largement disparu, noyé dans la marée de la gentrification vraie. J’aurais eu beaucoup de questions à lui poser. Attendre le bus pour Mitaka dans un froid sérieux, c’est comme attendre au milieu de la campagne. Invisible mais très proche se trouve la piste de l’aérodrome local.


À Minowa, cela doit faire plus d’un mois maintenant. On m’offre le confort de la familiarité. J’offre des petites mandarines de Sakurajima, cultivar unique à Sakurajima, parce qu’une caisse entière commandée tantôt ne peut être entièrement consommée à la maison seule. C’est un peu offrir des oranges à Noël. Rien n’a changé parce qu’en un mois et quelques jours, rien de tangible ne change, alors qu’en dix ans…


Un verre de vin de Yamagata, pour une fois intéressant, et un petit échange tout aussi fructueux et amical sur les vins du nord du pays. Je demande après quelques hésitations s’il y a des nouvelles de N. On me répond que la seule chose sue est qu’il est toujours à l’hôpital et qu’il en a pour plus long qu’envisagé.


Cette inquiétude a suinté ces derniers temps sur une autre N dans ses montagnes inaccessibles, N qui aura envoyé la bouteille annuelle de jus de yuzu comme promis, toujours tenant ses promesses, jamais dans le silence, et puis le silence radio total et étrange, après lui avoir demandé de préciser le montant à transférer. Cela aura duré 10 jours, de silence absolu qui fait monter en graine sauvage les scénarios de tristesse incompressible, évacués d’un seul coup ce matin par un message de N avec le chiffre et la réponse affirmative à ma question : tout va bien? Tout va bien. J’étais occupée. 


La marchande de riz s’est longuement excusée de l’augmentation du prix du sachet de senbeïs sans additifs, prix passé progressivement de 140 yens comme si c’était avant-hier à 210 yens, soit dix yens de plus qu’il y a un mois. Le prix en hausse du riz glutineux, le manque de ce riz, réplique d’une pénurie officielle infirmée par d’autres sources sur le terrain et l’apparition au supermarché de sacs de riz de plus d’un an vendus un micro dixième moins cher que le riz nouveau, dont la saveur de riz nouveau passe très vite, évoquant encore la possibilité d’une grugerie coutumière. Depuis longtemps, la malhonnêteté est intégrée dans les systèmes. Seul l’artisanat en est exempt.