Tiens, là je t’écris parce que cela fait déjà un certain temps que la formule épistolaire travaille et intrigue. Tu vois là, on ne sait pas, on ne saura pas s’il y a un véritable destinataire, potentiel ou imaginaire. On ne sait pas, on ne saura pas dans quelle mesure ce qui précède et suit constitue l’amalgame ou une version enflée, fictionnelle, d’un message plus court envoyé il y a peu à une personne vraie, ou prétendue l’être. Mais il est clair qu’une formule se distingue, que les mails de tous les jours sont aussi détournables vers une écriture épistolaire, comment dire, un peu romancée mais pas trop.
En province donc. On m’a assigné à un hôtel bien loin de la gare, si l’on se fie à Google Maps qui m’a fait faire des détours comiques à l’arrivée. C’est l’hôtel Shining, comme quoi tu vois, on peut avoir pour référence un film jamais vu, et je paierais même pour ne jamais le voir. Mais le couloir du quatrième étage et la chambre 420 presque au bout du couloir ne sont pas faits pour te rassurer. Il y a aussi des rideaux de douches glaçants. C’est ma deuxième nuit ici. Je n’ai vu jusqu’à présent aucun autre résident. L’hôtel est vaste, très excentré pour qui tire la langue après 10 minutes de marche en traînant sa valoche à roulettes. L’avantage d’être urbain, c’est que 10 minutes de marche ne sont rien.
Pas une âme en vue. L’espace est énorme et bien chauffé. Je te dis pas la note d’électricité. Je veux croire que l’hôtel se remplit, tout comme les nombreux autres établissements collés à proximité de la gare le week-end. Mais ici en jour de semaine, pas un chat, pas même un ours.
Tout l’alentour est glauque dès la tombée de la nuit. Dans un autre pays, dans une autre ville, tu ne t’aviserais pas de sortir. Ici, rien hormis l’ombre de toi-même soucieux et inquiet de ce désert tentant de te rassurer, ton propre psy à toi, ton coach mental, portatif. On y reviendra, mais ce désert ne concerne que la variété de bipèdes marcheurs qui sont une rareté. Les automobiles, elles, sont à foison. Ailleurs, ce serait Los Angeles. Ici, c’est une grande petite ville de province japonaise.
Et il a fallu sortir donc et dans la nuit venue tôt pour se diriger vers une laverie automatique. L’hôtel a tout, sauf tout le reste. Pas de machines à laver. Dans la chambre, une seule prise électrique, et difficile d’accès avec cela, celle qui alimente l’écran LCD que je n’allume pas. Je me demande si comme autrefois il y a une sélection de vidéos coquines si pas plus pour que les mecs seuls en voyage d’affaires se masturbent. Mais c’est de l’histoire ancienne.
Pour aller à la laverie. Ça a été proustien. Attends, je t’explique. Il y avait le choix entre passer par une grande rue vide hormis les autos, ou par derrière dans un quartier, probablement LE quartier chaud de la ville, vaguement coloré de jaune pâle sur Google Maps, soi-disant parce que assez fréquenté. Tu parles. Clubs aguicheurs et rabatteurs glabres comme il se doit dans un désert de passants. D’accord, d’accord, ce n’est pas le week-end, mais tout de même, tu sens qu’autrefois, ça baisait plus. Là c’est moins, au point qu’on m’a invité avec un 遊びはどうですか?. Je ne me suis pas arrêté, bien entendu effarouché, et tandis que le linge tournait, j’ai rebroussé chemin pour trouver de quoi dîner en attendant que cela se passe. 300 yens pour le lavage mais c’est au séchoir qu’ils se rattrapent.
Finalement, pas un chinois trouvé me donnant envie, j’ai ouvert à reculons mentalement la porte coulissante d’un débit de nouilles, les grosses blanches. Local pur figé dans les années soixante-dix, mais la structure elle doit dépasser ses 100 ans. Vide. Le patron est assis sur une chaise de bureau qui te signifie qui est le chef. Il a fait du local son bureau. On regarde la carte ensemble, non pas que je ne sache pas la lire, mais n’étant pas adepte de ces nouilles-là, quelques explications m’étaient nécessaires. Aussi, comme cela arrive plus que souvent en province-ville, pas mal de ce qui est mentionné sur le menu vintage n’est en fait plus disponible.
Pour 450 yens, j’ai eu droit à un bol bien chaud de dashi qui m’a eu l’air maison, pas lyophilisé hein, un tas de grosses nouilles et un inari de supermarché par dessus. Parfait pour tromper une petite faim. À droite sur le mur, un énorme écran LCD occupe le terrain, la vue, et l’espace sonore. Il y était question des risques des batteries portatives que tout le monde utilise, qui prennent feu sans crier gare ! Depuis quand une batterie a la parole ? Cela avait déjà débuté quand je suis entré dans le local et s’est poursuivi en partant, donc j’imagine que le sujet brûlant des batteries inflammables mérite une émission spéciale avec expert incendiaire pour au moins une heure de diffusion et de mise en stress.
Tu me demandes ce qu’il est advenu de Marcel de tout à l’heure, et je te dois effectivement des explications. Figure-toi que j’ai apporté en lecture pour ce voyage deux livres, un illisible tellement c’est difficile à lire sans concentration, et l’autre, le dernier volume de La Recherche, qui est, comme tout propriétaire de petit chien le sait, un animal particulièrement transportable. J’étais en plein quand le personnage qui ne s’appelle pas Marcel — quel subterfuge — se promène dans le Paris nocturne pendant la der des ders. Et moi, je me retrouve à traverser le quartier chaud particulièrement froid de la ville, très proche de la laverie automatique, et que pendant que ça tourne, j’ai eu l’idée après les nouilles de trouver le kombini le plus proche mais un peu éloigné dans ce désert mi-urbain mi-périurbain comateux sauf les voitures, pour acheter de l’ultratransformé de grignotage, et que rebroussant encore chemin après cette mission accomplie, me rapprochant par des détours vers la laverie, et pour ne pas repasser devant les alpagueurs en manque de clients au point qu’ils alpaguent le gaijin, je me suis avisé d’un chemin très étroit bordé de bars et clubs en tous genres, tous fermés, sauf un d’où émanait en passant le son d’une batterie. Il n’y avait ni Charlus ni Morel ni quiconque en tenue de militaire sortant d’un hôtel louche, mais la relecture en cours de ce passage où la ville, une rareté, est marcelisée par le petit non-Marcel ne pouvait que faire écho avec le paysage où une foultitude de tueurs en embuscade — c’est de la fiction là — pouvait débouler et faire leur sale coup sans aucun témoin et à priori sans aucune caméra de surveillance. Mais bon, vue la faible luminosité et ma faible capacité oculaire, j’étais plus occupé à regarder où je marchais qu’en haut, là où les caméras s’exposent. Il ne se passa rien à Passy et j’arrivai à la laverie 6 minutes avant la fin du cycle.
Tu sais ce que c’est, ici ou ailleurs, comme entre Rome et Frascati. Tu fais un aller-retour entre la ville et une destination rurale, c’est-à-dire à partir de la station suivante, et tu te crées des repères. Tu refais le même chemin le jour suivant, et tu crois déjà avoir la sensation de ce que signifierait d’habiter dans le coin. C’est exactement ce qui s’est passé. À l’aller comme au retour, beaucoup d’élèves de collèges vers l’école ou vers la maison, et des parents qui les attendent aux stations pour les mener à distance peu raisonnable à pied, j’imagine.
La province, c’est quand tu dois prendre un taxi pour 25 minutes et payer une course d’un montant équivalent à une nuit d’hôtel Shining.
Tu vois là, m’étant déplacé de la chambre d’un hôtel de quarante ans au moins d’âge des pyramides avec donc une chambre de taille pré-clapier, très grande même si avec une seule prise, totalement seul hormis la dame derrière le comptoir de la taille d’un hôtel habitué aux arrivées soudaines de 43 à 107 voyageurs d’un coup, on a forcé la température de la clim qui atteint maintenant presque le niveau sonore du ferry qui traverse la baie que tu sais, au point qu’il fait trop chaud. Le service est top.
Mais je reviens au taxi, parce que pour économiser, il y a eu au préalable le plan train local, comme un bus mais sur rails, puis l’appel à la compagnie de taxi dont le numéro figure en grand juste à la sortie de la station, une quasi-casemate en fait, et l’arrivée sans encombre comme on m’avait prévenu d’une voiture en moins de 5 minutes venant de nulle part. Il a fallu expliquer à trois, lui, près de 80 ans mais pas un tremblement, le call-center en direct via la radio, comment y aller étant donné qu’à la question « vous connaissez ? », la réponse immédiate et sans simagrées d’excuse contrairement à Tokyo où survivent des chauffeurs venus de province qui ne savent même pas ce qu’est la Sky Tree ou Ginza, fut un « non », franc et massif, comme on ne le dit pas.
J’ai demandé à Google alors qu’il demandait au call-center, avec un accent du terroir, je te dis que cela, et fouette cocher, on était sur la même longueur d’onde géographique. Le paysage était somptueux — retour sur le terrain après des années — avec une lumière de décembre digne d’un novembre, et une route qui selon le tronçon passe d’une largeur confortable à la taille d’un chas d’aiguille à coudre. À l’arrivée, personne. J’aurais pu cambrioler en attendant deux maisons où pour l’une pendait du linge, et l’autre, remplie à son fronton d’escabeaux posés sur le flanc. Quand il est arrivé dans la petite camionnette passe-partout y compris les chas d’aiguille, il m’a demandé étonné comment je suis venu, exposant ainsi son fond d’ex-urbain, une telle question n’ayant jamais pu être une manière d’engager la conversation avec un producteur pur jus.
Je ne dis que cela mais en deux jours, on m’a fait grimper des pentes impensables qui, la veille, m’ont littéralement coupé le souffle. C’est que l’urbain marcheur qui remonte Ochanomizu croit faire l’Annapurna, mais se retrouvant dans le rural pentu, se remémore que les pentes de Tokyo sont bien faiblardes en regard d’ici escarpé sec.
J’ai bien aimé hier et aujourd’hui, deux contextes avec quelques similitudes et des différences aussi. Je ne mentionnerai que les similitudes qui désormais me font bien sourire. Il y a cette mantra d’éviter coûte que coûte le sujet de la solution du manque de bras, encore plus lors des pics de récoltes, en mentionnant qui des drones — pas cueilleurs hein ! — et des robots frétillants porteurs de caisses trop lourdes pour les producteurs qui bizarrement d’année en année ne cessent de prendre de l’âge. Tout près de la grande gare se trouve un magasin de taille non négligeable affichant en grand son identité, de fournisseur de nourritures vietnamiennes et asiatiques, une preuve sans discours que les bras coco, tu les prends, ou tu ne manges plus. Comme lu quelque part d’un du terrain, s’il n’y avait pas d’ouvriers agricoles étrangers à Ibaraki, la production vivrière serait la moitié de l’actuelle.
Mais là, j’ai compris que la glose officielle est de maintenir coûte que coûte la culture agricole japonaise sans mentionner l’anathème de bras étrangers, et en s’amusant de la thématique des robots cueilleurs — encore en phase de prototype — et autres plans technologiques où des entreprises et des consultants se remplissent les fouilles comme d’habitude pour des projets qui donneront des présentations PowerPoint devant un parterre de cravatés aussi invités sur les deniers de l’État.
Dans l’attente, j’ai parlé avec de jeunes étrangers dont des Français fraîchement débarqués via une filière de volontariat pour, certains, atterris directement dans le pur rural plus beau que dans les mangas, et prêter main forte en échange du logis et des vivres à cuisiner par soi-même, pour une durée maximale de trois mois réglementaires. Ils auront des souvenirs à vie. On ne les comptera pas comme staff étrangers. On remettra le robot sur le métier à tisser des histoires avec de langoureux hymnes aux échanges internationaux à sens unique, en espérant qu’un jour mon prince viendra, mais mieux, des touristes étrangers visiblement là en tout cas et sans surprise totalement absents visiteront comme ils ne le font pas à présent. Le rural, la ruralité mon gars, ça se mérite.
Tiens, pour finir parce que c’est long hein, il est temps de revenir en ville, la ville de province, son immensité d’espaces routiers — c’est cette immensité qui semble engloutir celui qui ne prend pas immédiatement au sortir de la gare une voiture ou un bus — sa rareté de gens qui marchent sauf aux abords de la gare, mais il suffit donc de s’éloigner de peu et c’est fini.
Toi qui marches vers l’hôtel Shining que tu ne connais pas encore, mais la ville si, dans ses très grandes lignes comme ce n’est pas une première fois, tu peux enfin comprendre que ces galeries marchandes désertes ou comateuses — cela commence dès la station — ces zones pourtant construites mais si peu éclairées disent le temps d’un temps où ce parcours se faisait aussi et surtout à pied, et que les galeries marchandes couvertes comateuses ne l’étaient pas parce que la marche était encore un mode de locomotion de proximité courante.
Je voudrais juste finir par cela qui m’a tout ébaubi tout à l’heure. Tout avant d’arriver à l’hôtel Shining, j’avais vu hier sans m’arrêter — et c’est une injure faite au paysage que de ne pas s’arrêter — cette devanture incompréhensible en passant où des sortes de balais enrobés de tissus colorés occupaient l’espace du fond. Idem ce matin dans un froid de canard à l’orange et sans s’arrêter encore parce que le devoir d’aller se faire voir en ruralité, mais pas tout à l’heure au retour déjà dans la nuit noire à 17 h. Je me suis bien arrêté, ai été ébahi par la vitrine intérieure à gauche où s’alignaient des kotos, ai compris que les balais étaient des shamisens, ai vu à droite des caisses de résonance de shamisens empilées, n’ai pas osé entrer parce qu’entrer et ne pas repartir avec un koto sous le bras — qui fait d’une basse une sorte de guitare — est le gâchis ultime. Je n’ai pas hésité par contre à épancher mes émois à la vue de cette boutique à la dame de la réception toujours en attente de 107 voyageurs d’un coup qui n’apparaissent pas, la dame qui m’a dit que je ne devais pas être intimidé, mais qu’effectivement, cette vue, cette devanture offraient au regard un paysage ancien de boutique où les instruments de musique traditionnels se montraient au regard et à l’envie des passants comme plus rarement maintenant des Fender vintage.


