Aplomber


Nous, on revient de l’aéroport. Aéroport, dans lequel entre la notion de décalage horaire. Rien que d’y aller à la rencontre de visiteurs épuise. En revenir vous met presque à genoux.


Il fait nuit noire mais ça brille au loin. Je les précède comme éclaireur dans les steppes, et puis à un moment, je ne les sens plus. Ils se sont effectivement arrêtés juste en bas des marches au milieu du pont. Je me rapproche. S. est en larmes, une lame de fond de souvenirs l’ayant clouée sur place. Si tout a changé autour, rien de ce qui détermine la topographie des lieux, les fondamentaux, n’a été modifié, la topographie qui s’inscrit dans la mémoire des jambes, dans la mémoire et les jambes. Lui est revenu le chemin vers l’école, celui avec les copines, qui débutait à la sortie de la station, elle aussi pourtant totalement transformée depuis, pas le pont lui intouché. Dix-huit ans d’absence et un torrent de larmes. La communale si proche en fait, ça prend aux tripes quand l’occasion vient d’y atterrir encore une fois.


Les faits nocturnes se suivent et ne se ressemblent pas. À deux minutes de la maison en direction du supermarché, le téléphone sonne. On me dit à l’autre bout, un peu paniqué, que quelqu’un, une vieille dame comme dans Blanche-Neige mais sans la pomme, marmonne derrière la porte en tentant de l’ouvrir. Retour au foyer à pas accélérés. Effectivement, une dame voûtée comme dans Blanche-Neige mais sans la pomme marmonne devant la porte en manipulant la poignée. Je tente un dialogue qui ne passe pas. D’où vient-elle avec sa canne ? Qu’est-ce qu’elle tente de faire ici dans le froid glacial ? Quelques mots passent. Elle abandonne après de longues minutes l’idée d’entrer et marmonne vouloir arrêter une voiture. Il n’y a personne un dimanche et de très rares voitures. 


Nous marchons maintenant ensemble à une vitesse d’escargot. Cela ne va mener qu’à l’épuisement. Il faudrait appeler quelqu’un, la police. Je n’ai jamais appelé le 110. Voilà qu’une jeune femme passe et s’arrête à notre niveau. Je lui explique la situation et lui demande si elle peut faire le 110. La dame âgée avec sa canne est fragile. Il n’y a bien entendu aucun endroit pour qu’elle se pose dans cette ville, ces villes qui n’admettent que le mouvement des valides. La jeune femme est très calme, posée. Je me demanderai après coup si elle n’est pas infirmière, ou aide-soignante, ou assistante dans une EHPAD, ou médecin-chef, ou si elle a une grand-mère qui ressemble à celle-ci. Nous restons tous les trois dans le froid à attendre, à attendre dix bonnes minutes alors que le quartier est truffé de flics parce que c’est un quartier sous surveillance rapprochée.


Enfin, un policier arrive doucement poussant son vélo. La jeune femme lui explique, je renchéris. Il nous demande avec amabilité, parce qu’on n’est pas dans votre pays avec la peur des agents violents, nos adresses et contacts respectifs, et que les coupables sont toujours trouvés à 96 % au moins. On s’arrange comme on peut pour les stats. En parallèle, il cause avec le central. Dans l’état de la dame, on s’attendrait à ce qu’une voiture avec gyrophare vienne à notre rencontre, mais non, rien de cela. Il lui demande son adresse. Il lui parle fort parce qu’elle dit, comme elle m’avait dit déjà, qu’elle n’a pas ses appareils auditifs. Elle montre un papier où figure une adresse puis se ravise et ne veut pas que le policier colle dessus sa lampe torche, ce qui fait rire le policier. On ne voit vraiment pas grand-chose dans les rues la nuit.


Il l’appelle obachan. C’est un automatisme, avec l’infantilisation en prime. Je me dis en parallèle du parallèle, parce que ça n’est pas le moment de faire de la littérature, que les vieux sont automatiquement séniles et infantilisés, alors qu’elle n’est que, mais que un peu beaucoup en pré-Alzheimer, sans doute. Je me dis que dans les contes, les vieilles et les vieux toujours à la tâche ne sont que vieilles et vieux figés ainsi depuis toujours et même avant, mais jamais séniles. Tout juste ridés et penchés, mais toujours avec leurs neurones bien rangés dans la tête, prompts à l’empathie, sauf si sorcière ou ogre, toujours avec un bon conseil ou une recommandation, de faire attention aux divers loups qui rôdent. Obachan, ojichan sont des termes utilisés par les enfants, pas par les flics. Mais il y a rarement des flics dans les contes, a priori.


L’agent, qui est jovial et rondelé, me dit qu’il s’en occupe et que je peux passer mon chemin. La jeune femme posée qui maîtrise s’est entre-temps éclipsée. Elle a poursuivi son propre chemin.


Une heure plus tard, c’est la voisine qui vient s’excuser, à qui on avait offert des yuzus tantôt, s’excuser de je ne sais quoi qui mérite le pardon, comme quoi la vieille dame a aussi tenté d’entrer chez elle, que ce n’est pas la première fois, qu’elle est connue dans le quartier, qu’elle doit faire ses 90 ans, qu’elle vit seule, qu’elle est un peu à côté de la plaque — en fait, ça ne se dit absolument pas ainsi — et excusez-moi du dérangement dérangé. Le surlendemain dans la journée, je croise la dame et maintenant la reconnais, solitaire, traînant un cabas à roulettes avec sa canne dans l’autre main. C’est depuis une petite obsession, cette solitude, notre froideur et indifférence mal assumées.


Peut-être que Simmel est en cause. Mais comment croire le LLM ? En prétendant changer de génération ? Il s’avère que le système est le seul interlocuteur, terme fâcheux, à qui poser des questions sur Georg Simmel transposé à Tokyo. Et le seul qui réponde. Je n’ai pas trouvé, même en japonais, d’indication sur une étude ou réflexion quelconque autour du Metropolis de Simmel en regard de Tokyo, ou plus largement de la ville japonaise. Qui pourrait bien s’intéresser à ce genre de grand écart ? Le LLM ne s’intéresse à rien mais a réponse à tout. Mais au final, il apparaît trop bien que ses arguments caressent dans le sens du poil du questionneur, d’où l’impossibilité de croire que l’apparence de ses raisonnements en soient, c’est-à-dire et aussi contestables tout comme devraient l’être les questions posées.


Simmel revient d’ailleurs bien souvent sur le devant de la scène de la pensée, dans des coïncidences qui à force ne le sont plus. Par exemple, cela débute par la relecture du Temps retrouvé, avec une conférence d’un proustien contemporain incontournable, où apparaît Siegfried Kracauer, une illumination bien tardive, ses déambulations dans les villes, époustouflantes. Kracauer, qui a eu pour prof parmi d’autres Simmel. Les cheminements croisés sont permanents, apportent encore une fois mais avec plus de précisions des éclairages étranges sur ce qu’un lieu unique est vécu de multiples manières différentes, entre des Américains à Paris, certains si pas beaucoup jusqu’au bout presque indifférents à ce qui arrive de l’Est tandis que des réfugiés juifs allemands balisent sur le trottoir d’en face entre Paris, Marseille et Lisbonne, dans l’espoir d’un laisser-passer vers l’Amérique. À un moment donné se croisent et s’ignorent Arendt, Kracauer, Miller, Benjamin, la grosse dondon Gertrude de la rue d’Assas à un trottoir près, et des affects totalement différents.


Le LLM est la seule machine, hélas, à qui il est possible de poser des questions de grands écarts géographiques dénués de réalités historiques, sur ce que donne par exemple le « blasé » de l’attitude urbaine telle qu’évoqué par Simmel dans la perspective de Berlin du début du siècle passé, en regard d’un regard jamais posé sur Tokyo, et, sa propre expérience, ses propres réflexions embrouillées. Mais l’aplomb du bougre ne laisse pas serein, même s’il répond avec aplomb, trop d’aplomb.