Je suis incapable et farouchement dénué d’intention d’aimer votre pays, un pays, ce pays, tout autre et aucun pays. Un quartier, une rue, l’embranchement d’une rue vers une autre oui. La langue, aimable, oui. Un square, absolument, mais un pays, heureusement non. Cet amour-là, posture des postures, avec relents. Cela va coûter plus de demander la nationalité dit la presse. Toujours cela d’économisé. L’amour n’a pas de prix, tout juste des stratégies. Plus cher d’obtenir un titre de séjour permanent. Ouf, c’était avant l’inflation donc. Il faut se préparer à la guerre. Ouverture de nouveaux théâtres d’opérations. Tokyo manque de théâtres et de temps pour le théâtre et de temps pour tout autre chose que le travail. Que cela circule. Les armes, si laissées en stock, s’usent d’inactivité. Donc, les mettre en scène.
Au Musée du Papier, dernier jour d’une toute petite expo sur ce qu’est faire des estampes, un travail collaboratif. On voit sur une belle illustration des dames en kimono au turbin tirer des estampes, graver la matrice au maillet et burin qu’une aiguise sur une grosse pierre grise à cet effet. Une autre accroche en hauteur des tirages comme si linge suspendu. Un liquide dans une bassine haute en bois avec anse de portage. Certaines ont les manches retroussées. Une s’est enveloppée les cheveux d’une pièce d’étoffe. On les entend causer. Pas un mec en vue pour leur expliquer la vie. Leurs tenues ne sont pas différentes de celles des belles en bord de rivière faisant pique-nique. Pourquoi des femmes uniquement ? Pas sûr que cela soit explicité, mais j’applique la règle du moment : ne pas lire les explications, nombreuses. Tout juste, se laver le regard.
Tandis que T réapparu d’Espagne passe un temps long au quatrième étage, je trouve siège et refuge dans la petite salle de documentation vide. Un beau livre d’estampes de paysages de l’arrondissement, Takinogawa, son cours d’eau, sa chute. Un autre, lourd, épais, d’une collection de photos anciennes de Tokyo, fonds de la délégation italienne. Peu de personnages sur les photos qui comme ailleurs regardent figés, droit et même de loin vers l’appareil, ce qui pose la question d’à quelle heure elles furent prises, tôt comme en Europe au même moment? Jusqu’à l’enfant porté sur le dos d’un jeune enfant, tous sont morts. Des effets chimiques de transparence montrent parfois des silhouettes évanescentes de personnages fantômatiques, comme si un transfert avait eu lieu d’une photo à l’autre dans les bacs de remugles chimiques.
Des pentes connues, des noms mentalement situés, des enjambements sur cours d’eau reconnaissables parce que nommés, qui ne le seraient pas si anonymes. Reconnaissance, parfois, mais pas attachement, aucun, rien. Lou Sarabadzic dans Notre vie n’est que mouvement transporte le Journal de voyage en Italie de Montaigne, prenant l’ouvrage comme outil de traçage d’un périple. Ici, le choix d’un livre pour un prochain périple est sans fin, parce qu’il n’y a aucune intention ni envie de partir à la trace de quiconque. Michaux au Japon, Ritchie dans les îles de la Mer intérieure, aucun pas dans lesquels y mettre les siens. Pas d’animosité envers le quotidien, celui gravé progressivement dans la mesure des possibles par soi-même. C’est d’un autre territoire dont il s’agit, surtout urbain, qui ne porte ou ne charrie aucune trace de nostalgie marquée. Tout juste de re-reconnaissance quand aller sur le vif d’un lieu pas visité depuis longtemps, et c’est là généralement que la mémoire est incapable de situer précisemment quand eut lieu cette fois précédente, hormis le fait qu’elle eut lieu. C’est la condition de la redécouverte. Le fond de la salle de documentation du Musée du Papier regorge de livres anciens qui demanderaient des heures de fouilles solitaires. Pas une perspective déplaisante en plein cagnard du prochain été avec la clim offerte.
T est un entrepreneur. Il pose au staff, dès l’entrée du musée, des questions sur la position géographique du grand industriel historique de papier du coin, ce qui existe encore, ce qui a été déplacé, ce qui a disparu. Le staff a parfois du mal à répondre à ses questions très précises.
Il s’est acheté un appart à Kobé parce qu’il a cliqué sur Kobé, tout comme moi, mais différemment. Il ne comprend pas pourquoi j’ai manqué les quartiers touristiques de la ville. Nous n’avons pas la même appréciation des villes. Google Maps me montre l’immeuble où il a acheté un appartement en cours de réfection, un immeuble massif donc solide, sans aucune particularité architecturale, mais un pied-à-terre n’a pas pour fonction d’être remarquable. Je le branche sur Motoyama, Sannomiya, la partie est de la ville en cours d’emmôchement dont des bribes traversées l’autre fois furent immédiatement réminiscentes du pire d’Otemachi accoquiné au pire de Yurakucho. Je lui indique ce restaurant pratiqué une seule fois, je lui précise que c’est une infection tabagique à l’intérieur, à quelques pas seulement des grandes adresses de teppanyaki, un bouge rempli d’habitués, un truc délétère pour les asthmatiques, mais un repère dans la ville, ses goulets particulièrement fiévreux en fin de journée, succession de refuges d’habitués, comptoirs debout pleins. Je lui dis que j’aime le semi-crasseux urbain. Il exprime en silence un point d’interrogation. On fait ensuite la tournée de l’état des enfants dans un café de chaîne de la station Oji, parce que le dimanche, ce qui mérite un détour dans la religion café est surtout fermé. On se fait part réciproquement de nos états de santé avec de plus en plus de lignes dans les rapports.
On est allé au Palais impérial pour l’ouverture spéciale et temporaire d’un tronçon liminaire derrière le mur d’enceinte du territoire. Un peu beaucoup à reculons pour ma part allergique à ce paysage écrasant, et d’abord le vide sidéral du flanc est où des barrières obligent à suivre un cheminement illogique par rapport à la ligne droite qui permettrait d’atteindre la sacrée porte plus rapidement, donc plus confortablement. Contrôle des bagages par la police. On me demande de boire une gorgée d’eau de ma bouteille. La ciguë diluée certes n’a aucun effet. Faut-il feindre l’évanouissement ? Avant et après avoir atteint les toilettes temporaires qui donnent un côté fête foraine à l’itinéraire qui consiste à marcher en masse sur un chemin asphalté alors que les feuillages d’automne sont déjà en mode post-automnal, on pratique sans se concerter comme il en va de soi, une marche rapide et slalommante, dans le flux mais hors de sa rythmique. C’est un soulagement que d’atteindre enfin la porte Kita-Hanebashi. On ne voulait pas les déranger, les résidents du lieu.
Plus tard, on apprendra par la presse, photo ensoleillée datant de la veille, que le palais impérial jouait son ouverture exceptionnelle d’un tronçon normalement fermé au public sauf en automne et pour les cerisiers, avec foule portant regard sur frondaisons rougeoyantes comme illustration. Et l’impression que ce qu’en dit la presse et le vécu de l’affaire le lendemain évoquent un décalage tel une petite douleur, un petit caillou dans la chaussure droite.
Il a fallu toutes ces années pour enfin faire une halte au stand de yakitori après avoir sillonné le dédale des rues gorgées de sexes et lieux de pratique d’Uguisudani. Il y a une tension à ne pas connaître le protocole d’usage intensifiée par le désir de l’acquérir et jouer les habitués au plus vite, mais cela se passe rapidement et en douceur. Une assiette, self-service, un verre de saké escompté banal qui s’avère très bon et l’acquiescement sur le mode de paiement qui a lieu à la fin, les piques de bois se faisant décompter à la caisse. Je suppose qu’au rayon boisson est utilisée une procédure physionomiste à usage interne permettant de garder trace de qui a bu quoi. En plein dans le flux du ventilateur qui dégorge les fumées sur les vêtements qui finiront d’urgence à la machine à laver, la conversation s’entame illico avec mon voisin. Il est ouvrier du bâtiment dans le domaine de la démolition. Il est natif de Fukuoka, réside à Tokyo depuis treize ans, où il y a du travail bien mieux payé qu’au sud même si la vie dans la capitale est plus chère. Il travaille huit heures par jour, essentiellement six jours sur sept même si les relais gouvernementaux dans le monde du bâtiment incitent les loueurs de bras à octroyer deux jours de congés par semaine. Il connaît le lieu depuis que la brochette coûtait 80 yens pièce, puis 90 yens, puis maintenant 100 yens. Il est plein d’éloge pour ce lieu, la qualité des mets. Il me recommande de boire du saké chaud une prochaine fois. Je lui dis être sensible à la chaleur en bouche. Pour me prouver que la température est gérable, il me fait toucher son verre. Ce sera indispensable bientôt quand il fera froid.
Parler de conditions de travail sans évoquer la moindre chose politique mais le versant pratique des choses. Je lui demande ce qu’il en est de travailler dans la canicule permanente de l’été et ai droit en retour à un rapport très détaillé sur les vestes de rafraîchissement actif à ventilateurs intégrés, les patchs de rafraîchissement sur les sous-vêtements. J’ai oublié de lui demander s’il porte des vestes à manches longues ou courtes. À faire une prochaine fois. Bientôt, on se trimballera avant l’évanouissement dans des vestes d’anorak gonflées à l’air chaud circulant et des épaules à la Popeye sans plus de regard que cela sur les autres faisant la même chose. Au pays des kimonos et du cosplay, la liberté vestimentaire dénuée de l’ironie du regard de la foule offre un vaste territoire de liberté.
Un autre voisin apparu dans la discrétion augmentée par le bruit du ventilateur s’insère harmonieusement dans la conversation qui tourne bien évidemment autour de la nourriture et des destinations économiques mais pas frugales qu’offre la ville dans ses interstices, quand je ne me souviens pas encore du nom de ce comptoir-restaurant de croquettes à Ueno visité quelques heures auparavant, recommandé par plusieurs personnes, nom que ce deuxième personnage m’énonce qui résout mon tournage en rond. Nous sommes trois à le connaître donc, et comme ici, pour moi en tout cas, avec un petit regret de ne pas les avoir connus avant. Le lieu-ci d’après les grimoires existe depuis 1950.
Le médecin m’a demandé si j’ai mémoire de la procédure, soulignant qu’ils ont utilisé un très gros volume d’anesthésiant. Je lui dis que oui, je m’en sotuviens bien, ou en tout cas, le souvenir du souvenir de ne pas avoir été hébété plus que cela est lui sûr de lui. Il me demande alors si je tiens bien l’alcool. Je lui réponds que non.
Alors, cela commence ainsi à Märschen. La patronne d’abord seule au point que je me demande si son mari ne serait pas … non, il apparaît plus tard dans le rôle du mutique. Un cravaté les bras croisés sur la poitrine dort. Un autre client arrive, ce qui est le signal pour madame d’allumer la télé. Dans mon angle, je ne vois pas l’écran mais j’entends tout. On dira pour l’instant que c’est une émission animalière qui a pour titre “Le problème des étrangers”. Il y a des étrangers à problèmes, et le problème des étrangers. C’est l’heure de grande écoute de dames au foyer d’un certain âge qu’il faut angoisser et envoyer à la caisse du téléachats, mais là, rien à vendre, sinon que le problème des étrangers, une forme de pollution. Bien sûr, me sentais-je visé? C’est ambigu, mais avant même que d’être ambigu, c’est d’une bêtise crasse, parce que la xénophobie même de faible intensité l’est. L’amalgame entre résidents et touristes est recyclé sans cesse, comme les photos dans la presse illustrant le problème des étrangers avec des photos de touristes prises à leur insu pour signaler des mauvais comportements et des achats massifs de bien immobiliers.
Blanc, c’est mieux que moins blanc, mais par solidarité, il faut s’efforcer d’oublier un peu cette dimension. Il est question des étrangers qui “profitent des systèmes”. Il est question des étrangers qui ne paient pas leurs frais d’hopital, comme cette américaine qui dit avoir apprécié le traitement d’urgence durant son voyage au Japon. Tout ceci emballé en 30 secondes pour chaque chapitre est agrémenté en boucle de l’expression “le problème des étrangers”. Dans le café, cela ne change rien à l’affaire. Le cravaté s’est réveillé mais reste immobile. La patronne est affectueuse comme d’habitude. Le patron est mutique. La télé comme une mauvaise odeur coutumière diffuse, au sujet d’un animal, des animaux, mais pas sympathiques comme les pandas, pas des profiteurs eux qui ne comprennent pas ce qu’on dit d’eux à la télé. C’est une hypothèse. L’émission est animalière, avec le paradoxe que l’animal est plus suspect qu’un ours, plus réel aussi, tout aussi dérangeant. Un ours comprend-il ce qu’on dit de lui à la télé? La regarde-t-il d’abord?
