La télévision, TikTok et d’autres sources de pollutions totémiques infiltrent le quotidien même quand ignorées par soi. Elles l’infiltrent comme un poison qui provoque l’invective verbale en milieu familial. Minowabashi est le quartier cool de Tokyo. C’est la télé qui l’a dit. Un touriste israélien, blanc, jeune, donc normalement constitué, l’a dit avec l’aplomb de rigueur. Il sait. C’est su. C’est connu, même plus connu des habitants qui finalement n’y connaissent pas grand chose, mou de petit dédain cligné de l’oeil de connivence (uh! en anglais), même de ceux qui n’habitent pas mais fréquentent au quotidien, par proximité ou par affection.
Mais c’est mieux connu, si pas supérieurement connu, du débarqué parti plus loin cinq minutes après, en conséquence de la fraîcheur pas candide du découvreur des Indiens d’Amérique qui n’existaient pas avant son arrivée. La puissance de la découverte et sa clameur, voilà l’affaire. Aux résidents, aux habitués, aux épicuriens de quartiers à passages redondants, le blâme de ne posséder que l’œil blasé, éteint puisque pas en pulsion exposée. L’œil et l’attitude blasés si l’on en croit Georg Simmel sont une des tactiques essentielles de l’urbain pour filtrer les précipitations d’intrants permanents que la ville offre aux capteurs de l’esprit et de l’attention. Tout blasé d’apparence est donc local. Ce qu’il sait plus ou moins est sa version du quotidien, une valeur sans peu de valeur.
La scène, pas vue, montre le jeune blanc israélien normalement constitué comme un sachant, donc un expert. La passion de rigueur autorise à l’autorité. Je ne le vois pas, mais je vois le petit stand de tempura évoqué, avec son morceau iconique, celui pour qui la terre entière pas sous les bombes rêve ou s’approche en phase d’atterrissage, vers où elle court à travers le carrefour de Minowa pour se précipiter en hordes piaffantes, l’iPhone ON, vers le comptoir où des barrières ont été alignées, tout cela pour ce tempura de gingembre rouge, Instagram compatible avec un boost de filtre. Car le point focal de l’affaire, c’est le tempura rouge, que je vois parfaitement, l’ayant croisé plus d’une fois, et c’est ce plus qui a dégradé rapidement ma fraîcheur de découvreur d’Indiens de Minowa en un vulgaire habitué affecté d’un affect assez positif pour ce quartier au point d’aller y acheter ses poireaux de temps en temps alors qu’on en trouve bien plus près de la maison sans prendre le train.
Le point de discorde est donc le tempura rouge, et le fait de n’en avoir jamais rapporté à la maison, il me semble, parce que la pratique du quotidien s’accompagne aussi d’une propension à l’oubli, pas le signe d’une dégénérescence, mais parce qu’il faut purger la cuve de temps en temps, et que la pratique du quotidien est aussi la pratique de préférences. La pratique du quotidien s’accompagne de choix, que l’on dira personnels et orientés, biaisés par des a priori. On notera chez les blasés incompétents que le tempura précuit est de l’ordre de la pizza réchauffée, mais qu’en savent-ils, eux qui ne pratique que le quotidien? Ce n’est jamais très bon en comparaison d’une version juste sortie de l’huile de cuisson, mais le goût est-il un sujet quand c’est l’expression scénarisée de l’engouement qui prime en prime time ? J’avoue donc n’avoir jamais — peut-être — acheté de ce tempura, ni peut-être d’autres morceaux offerts — doute sur cela, un vague souvenir que si — par esprit biaisé dans la pente négative que cela ne m’enchante pas vraiment de ramener des tempura précuits à la maison. Les agemono, eux, tiennent beaucoup mieux la route du retour au foyer.
On va là plus loin que le regard du touriste développé par John Urry, dans ce qu’il affecte la vision locale des tenants et créateurs de la vie quotidienne observée au pas de charge par des tout-venants dont le discours, l’opinion, le jugement à étoiles sont les seuls curseurs qui siéent. Il n’y a pas seulement éviction de lieux de séjour au profit d’Airbnb, il y a dépossession de l’appréciation du quotidien dans ses actes, et injonction de se mettre aux ordres de l’appareil, faire la queue, anxieux de ce qu’au bout il n’y ait plus de tempura de gingembre rouge, l’échec et mat, la cause et justification d’un divorce.
Il ne faut pas s’en tenir là, à la chronique radio de trois longues minutes de temps d’écoute perdu. Il faut reconsidérer la pose blasée urbaine de Simmel, sa validité qui demande une adaptation, dans un contexte de migrations temporaires massives, consuméristes, hédonistes, dont l’empreinte ne se limite pas à transformer une galerie marchande semi-comateuse en un lieu d’attraction mondial. Seuls les Blancs, minoritaires selon les médias locaux, sont la preuve racialisée du fait majeur que Minowabashi est le quartier in que, si tu manques, tu auras manqué ton voyage et ta vie. Et si en plus tu oublies d’acheter des poireaux, c’est la fin de tout. Time Out a décidé que Jimbocho est le quartier le plus cool au monde de l’année en cours. La concurrence des Top Lists. Les poireaux y sont très rares, mais que sais-je des poireaux?
