Répliques du quotidien à destination

 


Une entreprise de Hokkaidō propose une gelée d’amande glacée, ou plus précisément, une glace au goût d’annin-dōfu. C’est comme manger de la colle Cléopâtre. À la fois un rêve scolaire enfin exaucé qui remonte à la communale, et la confirmation d’une suspicion : c’est vraiment infect.

Ce qui persiste en note constante dans le souvenir du temps du mois précédent, c’est la chance d’avoir pu investir un espace exigeant sans être une contrainte, bien au contraire, d’y mettre en place une série de routines du quotidien, d’y transposer la maison comme si celle-ci fut pliable et transportable, avec ces savoir-faire qui ne prennent aucune place dans les valises, adapter, s’adapter aux configurations à la fois proches et différentes du quotidien de là-bas pour en (re)faire le quotidien d’ici et flouter les deux, se repérer dans l’espace de la cuisine commune, ouvrir les tiroirs, celui mentionné par étiquette « Couteaux qui coupent », souvent n’en trouvant que les exemplaires en manque d’aiguisement qui ne coupent plus, ou trouvant seul, puis dès lors escomptant le retrouver assez souvent d’ailleurs, à chaque nouvelle ouverture du tiroir, ce couteau en dents de scie à pain parfait pour les tomates, ouvrir les placards, procéder à des allers-retours nombreux entre la cuisine et le réfectoire contigu mais demandant l’ouverture précautionneuse d’une porte battante suivie de deux virages presque immédiats avec le souci d’éviter les collisions pour aller s’approvisionner à la section du buffet imparti où se trouvent stockés les produits secs de chacun, quand bien même un melon sur une étagère proche laissait douter de la rigueur d’application du règlement.


À destination, réappliquer des pratiques d’un quotidien performé ailleurs donc, cette prise de contrôle découverte de l’espace dont les éléments clés sont constants et connus sauf leurs dispositions – les couteaux, les assiettes, les diverses planches à découper, les lavabos avec leurs usages spécifiques à deviner, la vaisselle complexe entre plats de service, assiettes et carafes uniquement pour les moments festifs, assiettes de l’ordinaire, tire-bouchon cassé ne finissant pour autant jamais dans la poubelle des incombustibles, le seul apparemment valide tire-bouchon de ce modèle inadapté à la courbure des lèvres de goulots sur lesquelles le segment d’assise censé faire cale glisse invariablement avec pour conséquence de devoir faire montre d’une force de traction peu disponible, la distribution dans tout l’espace de surfaces planes de travail en carreaux émaillés, éviter de faire de la table commune centrale une telle surface, s’accaparer le temps de la préparation d’un repas une portion seulement d’une de ces surfaces somme toute assez réduite, procéder ensuite à la transition de tout le matériel, des couverts, assiettes et verres et des assiettes remplies vers la table tantôt du patio-terrasse ou du réfectoire selon l’état de la chaleur, avec l’oubli presque systématique de feuilles d’essuie-tout faisant office de serviettes précaires, la bouteille de vin enfin ouverte arrivant à table souvent en final de la procession.


Mais tout ceci était rendu possible heureusement par la phase en amont de la production du quotidien à destination, celle qui demande à investir le quartier, circuler dans les rues, y repérer les lieux possibles de courses, en faire rapidement au bout de quelques jours un inventaire des prix, de l’offre, de la qualité apparente des produits frais, découvrir comment les salaisons industrielles sont devenues à ce point normalement mauvaises dans les supérettes, les fruits durs pas comme ceux des étals au marché couvert où des quadras au bas mot à l’aise dans leurs retours sur investissement et leur pré-pré-retraite radieuse sur leur visage, et leurs cheveux gris ras majoritaires, occupent majoritairement le paysage humain, et la remarquable absence d’enfants, et s’y produire dans les scénettes successives du théâtre de la sociabilité de la transaction marchande comme si une publicité joyeuse, mais en vrai.


Rapporter le sac lourd à destination de la cuisine commune tout en goûtant aux approximations du bitume et procéder au rangement dans le frigo commun sur l’étagère attribuée, celui qui ferme bien mais s’ouvre avec difficulté jusqu’à ce que la poignée casse, qui fut réparée le lendemain par un savoir-mécano expert.


Seule l’absence d’un quotidien à performer pourrait être une source d’ennui, si pas la source majeure d’ennui. Mais « ennui » n’est pas le terme, « malaise » peut-être, ne pas être dans ses aises que procure la reconstitution et la gestion d’un quotidien à destination.


Aussi, car à réitérer ainsi mais ailleurs et loin un quotidien chez soi chamboulé à vie et se retrouver à table comme si ici mais là-bas, comme si là-bas mais ici, permet de vivre et se remémorer à la fois une forme de routine disparue, sensation intéressante où le présent est et se souvient à la fois. Ne plus manger ensemble est bien une forme de catastrophe.