La chaleur impensable aidant, il est une pratique nouvelle pour soi que de marcher malgré tout et accumuler le nombre de pas réglementaires dans une journée, 7000 ou 10 000 selon les chapelles, et réduire ainsi les chances de mourir jusqu’à moins que rien. Le couloir en sous-sol de la station de métro, large, fluide, suffisamment climatisé, mais à l’usage aussi perclus de bulles discrètes de chaleur touffue, là où le fluide froid n’accède pas, long apparemment d’environ 450 pas dans un sens, dénué de boutiques qui créeraient des grappes humaines à négocier, sauf à une extrémité où des objets futurs débris pour appareils digestifs de baleines s’exposent à 300 yens, et même 500 pour les plus fortunés, ce couloir est devenu salle de gym estivale sous canicule.
À l’autre bout se trouve un photomaton familier, utilisé pas plus tard que la semaine passée, familier mais solitaire comme soi comme il convient de la marche, lui éternellement immobile qui offre la promesse de filtres de beauté à transformer son visage en blonde.
La surprise ce matin est de voir passer un autre marcheur, un Occidental aussi dans l’autre sens. La première fois juste remarquable, la troisième fois persuadé qu’il pratique l’espace de la même façon, pour les mêmes objectifs d’entretien du corps. C’est peut-être caucasien que d’avoir une telle idée de détourner un espace de flux de commuting pour en faire une sorte de salle de gym à soi où seule la marche se pratique, mais sans donner l’impression de s’épuiser à la chaîne des machines d’esclaves du prolétariat-cadre suant en groupe, l’air mauvais sur le visage. Lui poursuit visiblement après la ligne droite vers le segment qui part à droite avec une petite bifurcation puis un escalier et un virage à angle droit, accumulant ainsi à la louche hypothétique 450 pas supplémentaires. On se croise ainsi de nombreuses fois, chacun dédié à ses pas.
Croisements le lendemain matin aussi, quand 10 000 pas effacent toutes les douleurs du réveil.
Les caméras de surveillance nous surveillent; il est possible que tant que cette mode d’adaptation au climat ne concerne que deux quidams, et ne devienne justement pas une mode - des hordes en shorts marchant d’un pas soutenu en allers-retours avec infiltrés dans le flux des influenceurs nervis - la maréchaussée prompte à débouler continue longtemps à ne pas se manifester. Ce qui est illicite sinon louche, c’est l’immobilité. Lui est en short, moi en tenue passe-partout. Il n’a pas d’écouteurs aux oreilles. J’écoute une émission ancienne — début des 2010 — de cette série touffue Ville-Monde, l’épisode en cours concernant Londres, un Londres ancien puisque début des 2010 est déjà très ancien. Il y est question beaucoup de la Tamise, de sa présence dans la ville, Londres ville d’eau, comme on peut dire aussi de Kyoto. Il y aurait de multiples raisons de cesser la marche et prendre des notes tant les résonances affluent, le limon du fleuve dont sont faites les briques des stations comme me l’avait souligné M. Le son rend le passé parfaitement présent, et ce présent décrit ne correspond plus vraiment au présent de maintenant, mais il fait écho à un Londres picoré un peu à la même époque par visites courtes successives qui vibre aussi au présent, temps passé avec avidité justement dans ses abords fluviaux et ses canaux. Des familiarités entretenues ensuite par les lectures de cartes éclosent et accompagnent cette marche qui serait vite ennuyeuse sans cela.
Ainsi, dans le long épisode sur Berlin, il est question d’une ville qui n’est plus ce qu’elle était et qui depuis est devenu nécessairement encore moins ce qu’elle n’était déjà plus.
Le lendemain, ce sont les restes de Londres où apparaît Iain Sinclair contradictoire sur l’importance de l’eau — qui n’est plus, puis quelques minutes plus tard, qui est, purgée de ses anciennes miasmes industrielles, transformée en eau d’agrément de consumérisme bobo.
Ensuite c’est Rome, un monument radiophonique, une pure merveille, de quoi atteindre 10 000 pas sans rien sentir.
C’est ainsi que ça marche.
“D’où vient que « chacun adore raconter ses hauts faits et faire étalage de ses forces tant spirituelles que corporelles (Éthique — Spinoza) ? »
(…)
Néanmoins, c’est ainsi que ça marche — en particulier depuis que les infrastructures du capitalisme numérique ont construit leur business model sur l’affichage perpétuel des « prouesses ». Milliards d’individus affairés à réclamer des louanges pour des « hauts faits » rendus à la photographie d’un burger et à l’inlassable expression de leur avis éclairé. S’écrimant devant un Autre devenu pouces, cœurs, partages, pour qu’il s’exclame : Ah oui vraiment Modus, qu’est-ce que tu fais bien.”
Extrait de Pulsion — Frédéric Lordon, Sandra Lucbert.
Espérons seulement que ces écrits diaristes s’écartent plus encore de l’étalage de ses hauts faits.

