La chaleur empêche de reprendre le pouvoir des rues, mais cela reviendra, et c’est déjà l’occasion de réaborder l’espace même pour des sorties brèves vu l’inconfort actuel qui peut virer au malaise, en y appliquant des modes de navigation autres, sorte d’entraînement pour l’automne quand il sera enfin approprié de remettre la veste, une tenue urbaine adéquate et seyante comme l’est la ville, et expérimenter des tracés et trajectoires selon d’autres discours et partis pris personnels évolués. Il s’agira aussi d’y appliquer avec une conscience plus aiguë des vitesses de cabotage autres, dont la pratique de l’arrêt sur trottoir, pas comme une performance, mais comme une manière de sonder, de scanner en direct ce qui se passe, avec lucidité. Ainsi s’efface l’illusion de la ville, sa trépidence illusoire clamée. Ne restent alors que les manières d’être en ville à toujours négocier.
À toute destination, s’insérer au plus vite dans ce qui participe au quotidien très local. Faire ses courses, ou prétendre les faire.
Pour de nouvelles poétiques de l’être en ville. Qu’y a-t-il à se mettre sous la dent sous cet angle ? En cherchant ce qui s’écrit sur la familiarité géographique, il n’apparaît qu’une élaboration de socio-urbanisme sur la “familiarité construite”, qui ne traite surtout que de questions de signalétiques en gare. Baudelaire présomptueux qui inflige à la fois la nécessité de jouir de la foule, verbe extatique piaffant fatigant, et l’art comme blason-savoir distinctif. Ivresse de l’universelle communion. Éthylisme des pas ? Communion des individualités mimétisées ? Terriblement ronchon. Ce n’est pas du tout ce qui se passe dans le hall de la station d’Ueno où pratiquer une boucle comme un lèche-vitrine pour mesurer l’ampleur d’un espace agréable, observer où se produisent les concrétions de personnes semblant y attendre quelqu’un, faire de même et attendre pour voir ce que cela fait d’y attendre quelqu’un qui tranche avec la station Roma Termini, rebifurquer vers le couloir latéral et sa clim requinquante qui soutient la transition, et s’étonner un peu de la sensation de comme-si-une-nouveauté de constater où ce couloir débouche très précisément au niveau des voies en suspension. Couloir connu et pas connu dans le même mouvement.
Il n’y a aucune solution au surtourisme qui participe au foulisme contemporain, parce qu’il n’y a pas de problèmes sinon que pour une minorité de locaux à qui on retire les vivres, les couverts, et la familiarité d’un quotidien à soi. Les stratégies de constitution de méga-clusters humains favorisant la consommation massive pour absorber jamais suffisamment la production massive ininterrompue de biens sont le fait contemporain des populations riches et des classes moyennes. Aucune solution parce que ne constituant aucun problème justement pour les constituants des foules. Je ne tombe sur aucun voyageur exacerbé de voir tant de monde se croyant immunisé de la chaleur dans ce déni joyeux. Le jouissement baudelairien est devenu consumériste mimétiste, celui d’y être, de vouloir absolument y être à l’identique. Le méga-concert, le méga-événement, la fête régionale annuelle tournée en dimension méga-rave. Kyoto en son centre est une méga-party, un méga-flux, à distance, une stagnation. La psychologie des foules sans meneurs ? Le meneur unique est la consommation, de l’espace, son auto-policement, tant de monde et si faible la présence visuelle en tout cas de la police — vidéosurveillance aide, mais pas que. Quid de l’auto-contrôle de la foule consumériste, anti-charivariste, sachant majoritairement se contrôler sans intervention extérieure ? Le consumérisme est le grand contrôleur, drapeau et porte-drapeau à la fois.
Avec le temps, on accueille les enfants des amis, les enfants des amis des amies, les enfants des cousins des amies des amis, et l’on baisse ainsi progressivement dans le contact générationnel, occasion rares et intéressantes. Elles ont 18 et 19 ans, l’une d’Europe, l’autre d’Okinawa avec la promesse d’une internationalisation future, impossibilité encore pour la seconde de s’inscrire dans le flux de la discussion en français, cet échange d’arrogances aimables où moi et je pense apparaissent en rafales, mais elle a la qualité et l’intelligence de l’écoute. Quelques suggestions pour progresser dans cette langue qui est progresser dans le théâtre de l’affirmation de soi, d’abord à petite touche, et l’art obligé de la répartie.
C’est aussi l’occasion d’apprendre ce qu’est là-bas le grand oral, comme l’oralité, le se-faire-valoir par la parole, le TEDisme, forme d’infection virale, qui y sont devenus le grand terrorisme du paraître. Et tant pis pour les introvertis, les mimes, les écrivants plus à l’aise hors le moulin à paroles. Je la branche sur le sujet et effectivement, elle nous raconte une certaine scène, un certain prof chargé de la longue préparation du faire croire à la confiance en soi devant le jury, qui malmène une qui n’a pas la fibre — c’est pour se préparer aux interviews professionnelles futures — pour des boulots asservis à l’IA. J’imagine trop bien la scène, professeur normalisant sans aucun tact, tançant la jeune fille bégayante devant la classe, “les mecs” balourds qui se moquent — futurs décideurs, marketeurs et pack leaders des RH & IA. Elle hésite un peu puis dit que oui, cette fille là a fini par pleurer, ce qui a incité davantage “les mecs” à la gausser. Aucune mention de compassion. Traumatisme n’est pas dans son vernaculaire courant. Quant à ce prof, est-il seulement capable de faire la cuisine ?
Elle s’étonne de la petitesse de ce qui paraissait grand avant de venir, Akihabara parcouru dans tous les sens avec un “rien que cela !”, le carrefour de Shibuya qui s’étiole dès 10 minutes en s’éloignant, la foultitude d’objets abordables — dont l’origine non locale ne la touche en rien — chez Don Quijote. Elle n’est pas dans le fétichisme mais la petite adoration rieuse, attitude ultra-majoritaire. Elle compte apprendre le japonais, faire carrière. Elle consomme 3 gigas de données par jour pour le direct et les photos. Elle est insensible à la chaleur mais il fait chaud. Elle comprend que voyager en famille, en tribu large est la norme. Elle n’a pas encore goûté la solitude. Ce sera pire que la chaleur, invivable peut-être.
Un podcast du 9 février 2001, comme presque un siècle auparavant, sur ce qu’il reste du mythe des écrivains anglophones à Paris. Un peu usé peut-être, pas âgé non. La méconnaissance d’une librairie, Village Voice, ignorée du début à la fin, ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui.
Interview de Jérôme Charyn fatigué ayant soin de ne pas parfaire son français. On dirait presque Henry Miller lui sans efforts, Charyn comme en souffrance.
“Quand j’habite à Paris je rêve de New York, quand j’habite à New York, je rêve de Paris.”
Classique.
