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Hello Peter. Pas de nouvelles?



Bon, Peter, Peter Prout, je viens de découvrir que tu es décédé il y a un an et un mois. Je me rappelle assez bien notre première rencontre. Je crois même avoir écrit à ce sujet à l’époque. Je sais t’avoir mentionné plusieurs fois. Donc, j’étais à la terrasse de Vivo Daily stand, Avant le Covid, Avant Jésus Christ, avec un exemplaire du London Review of Books bien en vue. Tu es arrivé avec un couple de japonais et vous avez discuté à la terrasse. J’ai tout entendu sans même écouter. Il était question d’un déménagement, de ton déménagement. Le couple était probablement agent immobilier. Ils sont partis, tu es resté, tu n’as pas déménagé au final, nous avons engagé la conversation, nous avons rapidement trouvé un point commun avec une certaine passion aujourd’hui un peu élimée au sujet d’Henry Miller, tu m’as montré avec gêne ou timidité une autre fois quelques exemples de tes peintures, tu enseignais l’anglais avec dégoût parce qu’il est ici plus facile d’enseigner l’anglais avec dégoût que de devenir, ou tout simplement être artiste, tu m’avais dit photo à l’appui une autre fois qu’il y avait de cela une bonne vingtaine tu avais rencontré à Roppongi l’épouse japonaise de Miller qui - je me répète je sais - aurait détesté le Japon s’il l’avait visité, tu m’avais parlé d’un bar favori quelque part à Shinjuku, ou plus précisemment Shinjuku-sanchomé, avec une baie vitrée et une propriétaire attentive, tu m’avais parlé d’une période d’amitié heureuse avec la patronne de La Jetée à Golden Gaï, qui s’était brusquement achevée par toi te faisant jeter de La Jetée, tu m’avais expliqué que le quartier coréen tout proche n’était qu’un montage moderne, une conséquence un peu étrange de cette coupe du monde de football commune - était-ce du football ou un autre sport car je m’en contrefiche? - entre le Japon et la Corée du Sud, tu m’avais parlé des prostituées amicales dans les ruelles le soir dans le coin tout proche où tu habitais que tu détestais à force d’y habiter sans pouvoir t’en détacher, tu m’avais parlé d’un temps où côtoyer un malfrat au comptoir dans une gargote était une banalité. 

Tu n’étais ni un flâneur ni un marcheur urbain et ton Tokyo à toi m’était étriqué face à mon Tokyo à moi dont je peux tracer des foultitudes de sillages dans le ciel, je t’avais amené à Asagaya comme on emmène un touriste étonné, mais aussi bien plus loin à l’ouest de Tokyo dans ce restaurant façon kaïséki, tu avais été vexé de t’être fait virer en plein jour par cette jeune serveuse xénophobe à Vivo Daily Stand qui heureusement depuis est allée sévir ailleurs parce que tu n’avais pas pu dissimuler la bouteille de saké que tu cachais dans un coin, tu m’avais rassuré sur tes tremblements après une période de silence de plusieurs mois, tu m’avais rassuré de ne pas exagérer, de savoir te contrôler même après un quatrième verre de blanc à la terrasse, même après t’être dirigé précipitement lors d’une de nos assez rares promenades hors te ton territoire familier dans un convenience store pour t’acheter et te siffler presto un gobelet de verre de la plus pure merde de saké industriel qui soit, tu avais évoqué plus d’une fois la Thaïlande comme ta seconde patrie, la première étant sans doute ... la Thaïlande comme la Chine de Miller ... d’une certaine dame amoureuse là-bas qui te battait froid, ce qui te faisait visiblement souffrir, tu m’avais parlé de ta collection de tissus anciens dont tu souhaitais te séparer en échange d’un bon pactole, tu m’avais parlé de ton envie de quitter enfin le Japon, d’aller à Bangkok définitivement malgré le glauquissime environnement politique et sécuritaire, tu regrettais déjà la rareté du vin blanc dans cette ville à bière. Et puis un jour tu es parti. Nous nous sommes sans doute vus pour la dernière fois à Vivo Daily Stand, serrement de ta main molle. 

Je ne situe pas bien quand tu es parti mais assez proche de la vague du virus, ce qui signifie que Bangkok t’auras achevé assez vite. En ligne, j’ai vue de mauvaises photos suffisamment claires de la cérémonie funèbre, quelques hommes blancs de type anglosaxons en prière, quelques dames probablement thaïes. Je t’avais déjà situé auparavant comme un personnage possible du livre de Lawrence Osborne. Le savoir de ton décès me donne envie de le relire, de t’amener en pensées à Vivo Daily Stand où aucune connasse xénophobe plus jamais te virera, de t’amener - aller! c’est trois stations enfin! - à Dream Coffee à Ikébukuro pour la vue sur le passage piétons qui est redevenu touffu, et quelques autres destinations favorites. En pensées, on peut beaucoup de choses.