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Allumés des mégots - 31 mai 2020




Gertrude l’oeil hommasse, la main poupine tenant le phone smart marmonne “an app is an app is an app”. Sur le même divan, Alice saisit entre son pouce et l’index quelques poils de sa moustache, regardant aussi son écran avec une moue et les sourcils froncés qu’elle a épais. “25 grammes de beurre! This must be wrong!”. Ernest est un des rares sans mobile qui regarde avec dédain comme il se doit les toiles de Matisse et Cézanne au mur. Qui oserait boxer dans de tels paysage? Picasso vient d’arriver. Pablo donc. Il cherche la femme. Seules dans sa perspective se trouvent Gertrude et Alice. Elles sont disqualifiées. Par dépit et habitude, il saisit son smartphone de la pochette de sa chemisette blanche de toile de coton montée en Espagne et va voir quelques sites pornographiques africains pour inspiration. Francis Scott est aux manettes au petit bar goûtant les whiskies qu’il connait pourtant par choeur. Il est plus calme que d’habitude, Zelda étant en cure. James est un autre allergique au mobile qui regarde par la fenêtre d’un oeil vaillant unique, maudissant le paysage qui ne vaut pas celui de la rue Fleurus, l’intuition du jardin du Luxembourg absente. Il pense qu’aujourd’hui comme les autres jours est une longue journée à Dublin. En attendant l’inspiration, il laisse vagabonder ses idées, il les laissent fleurir. 

Ezra sur une chaise dans un coin lit l’article Wikipedia sur les fichés S et semble y trouver des connivences. Elisabeth consulte sur Tinder la fiche d’une certaine Nathalie quand un message de Marcel s’affiche sur Whatsapp: “Cattleya ma chérie?”. “Oh! Lui alors”, se dit-elle avec un petit sourire narquois. Carl aussi est dans son coin qui navigue encore et toujours sur LinkedIn, avec des requêtes comme “homme” ou “omme” sans H. On ne sait jamais, même si avec ou sans, “y a pas photo”. Claribel et Etta sont dans la cuisine et papottent sans cesse en grillant les toasts. Exceptionnellement, Alice leur a laissé quartier libre. Elles constatent qu’il n’y a plus de lait dans le frigo pour la béchamel. Qu’importe. L’une des deux ira bientôt au kombini (l’épicerie  améliorée d’après un certain crétinisme). Francis arrive enfin, en retard comme d’habitude. Le pointillisme ne vous rend pas pointilleux sur l’heure pour autant. 

Tout le monde est enfin là, enfin presque. On regrettera ce soir l’absence de René Crevel, Mildred et l’autre Francis, Cyril Rose, qui inspirera plus tard Gertrude. Allez savoir pourquoi. Tout le monde se lève pour passer à table tandis qu’Alice confisque un à un les portables de chacun pour les poser délicatement dans une vieille corbeille à pain. 

Ce soir, on ne parlera ni de youtubeurs - qui n’est pas un beurre salé AOC - ni d’une pâtisserie récente à l’arrière-goût de capitaux chinois, ni d’influenceurs et d’influenceuses sauce Komorebi et Nagori sont dans un bâteau. On parlera littérature et expos qui rouvrent, mais aussi cuisines et vins.