Accéder au contenu principal

Exfiltrer la libellule - extrait




Cette libellule noire qui s’était introduite dans l’appartement hier soir par mégarde à l’occasion d’une fenêtre ouverte juste quelques secondes nous aura accompagnés toute la soirée. D’abord inquiets qu’il ne s’agisse d’un insecte à dard, nous avons vite reconnu que ce n’était qu’une libellule, bruissante d’ailes délicates, en mode panique, virevoltant à grande vitesse dans le salon. Elle s’accrocha à divers points en hauteur. Elle aimait particulièrement le cadre d’un tableau posé sur une bibliothèque. Une libellule cultivée. Elle s’est posé un temps sur la plinthe du perron de la porte de la salle de bain, au risque de se faire écraser. Cherchait-elle un lieu d’ablutions? On se demandait comment l’attraper pour la libérer dehors, mais nous étions dépourvus d’outil. Cela faisait longtemps que le filet à papillons avait disparu, transmis sans doute à quelqu’un de plus jeune. Entre-temps, la libellule s’était entichée des rainures d’aération de la porte de la salle de bain pour y rester longtemps muette et silencieuse, comme une libellule en quelque sorte, sans même réagir quand on s’approchait de très près. Dormait-elle? Non. Elle s’est encore enfuie dans un autre coin de la pièce, comme une boxeuse sur le ring cherchant à reprendre sa respiration. Puis on l’a oubliée comme il se faisait très tard.

Tout à l’heure ce matin. J’entends un bruit de froissement que je n’arrive pas à situer d’abord. Il me semble émaner de la cuisine, du sac des poubelles suspendu qui ébruite comme si un rongeur le fourrageait, un bruit de sac en plastique fripé d’une main. Quelques secondes plus tard, le bruit a repris et j’ai aperçu la libellule prise au bas du store vénitien en bois de la fenêtre du salon, attirée par le soleil qui dardait derrière très fort à ce moment précis. J’ai lui ai parlé à haute voix. Je lui ai demandé comment la sortir de là, comment l’exfiltrer, comment l’aider. Il n’était pas question de remonter le store au risque de l’écraser entre deux lamelles de bois. En cette saison, la fenêtre coulissante en deux panneaux est fermée quasiment en permanence étant donnée la chaleur dehors et l’air conditionné à l’intérieur. De plus, la moitié droite de la fenêtre est barrée même en l’ouvrant par un grillage fin de protection qui empêche justement les insectes de pénétrer à l’intérieur.

C’est au bas de ce panneau droit de la fenêtre que la libellule se trouvait. En tout cas, c’est ce que je pensais, ne la voyant plus, mais percevant clairement le vrombissement de ses ailes. J’ai décidé d’ouvrir un peu le panneau gauche de la fenêtre, celui derrière lequel ne se trouve aucune grille et qui donne directement sur l’air libre. Mais pour ce faire, il fallait d’abord un peu faire coulisser l’angle de fermeture des lamelles du store vénitien pour atteindre du bout des doigts et dégager le loquet central de la fenêtre, avec le risque de blesser, ou pire, la libellule noire invisible mais audible. Je m’y risquai et j’entrouvris le panneau droit.

Très vite, j’aperçus au niveau du sol la libellule maintenant proche du panneau gauche ouvert. Elle était en extase de l’air chaud qui s’infiltrait soudain dans le salon, ou était-ce le bruit du dehors, ou les quelques voix qui s’échappaient encore s’éloignant de la cours de récréation de la communale d’en face alors que cette récréation venait de prendre fin? La libellule est sans doute sensible à tout un tas de signes dont certains nous échappent qui évoquent le grand large imminent. Elle a semblé hésiter, avoir comme des difficultés à prendre ce large, comme si ses ailes ou ses pattes étaient prises dans quelque rai de lumière, un piège, des cordages d’amarrage, un lasso, qui sait. Et puis elle a décollé. Elle l’a pris, ce large, à l’abordage! C’était une libellule noire vêtue d’une mantille espagnole, pas la libellule rouge de la chanson qui dit que l’automne est arrivé.

Sur son exfiltration, je veux croire que nous nous sommes entendu cinq sur cinq tout au long de la manœuvre, un travail d’équipe en quelque sorte. Il faut que j’annonce cela à tout le monde ce soir. Ce sera la bonne nouvelle du jour à conter en soirée.